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brisa, on les morcela, on en sépara les divers épisodes qui devinrent autant de petits poèmes complets que l’on chanta isolés, en un mot des romances[1]. » M. Villemain lui-même, notre grand critique, a jeté dans une de ses éloquentes et fécondes improvisations cette hardie conjecture, en l’accompagnant toutefois d’une très judicieuse formule de doute : « Peut-être, a-t-il dit, les romances ne sont-elles en grande partie que des fragmens altérés de quelque grand poème perdu[2]. » Pour moi, je l’avoue, je ne pense pas que la poésie épique ait débuté en Espagne, plus qu’en aucune autre contrée du monde (je n’excepte pas même l’Orient), par d’immenses compositions. Je ne puis admettre que l’homme, à l’exemple du créateur des mondes, ait commencé la série de ses travaux intellectuels par des créations colossales. Je me défie de cette application trop ingénieuse de la géologie transcendante à l’histoire littéraire. Nos plus anciens monumens poétiques, nos premières gestes françaises, ne sont-ils pas de proportions médiocres ? N’ont-ils pas été en s’agrandissant ? La Chanson de Roland, immense comme élan national et comme cri de guerre, n’est point d’une étendue gigantesque. Rien, d’ailleurs, ne répugne davantage à la nature de la romance que cette idée de morcellement et de rupture violente. La condition de ces compositions délicates est précisément de former chacune un petit ensemble complet, un tout en quelque sorte organique, ayant son exposition, son action claire et précise, son dénoûment. L’unité, la rapidité, la spontanéité vitale et lyrique, telles sont les lois de la romance. C’est une étincelle de poésie, un éclair indivisible. Citons-en une prise au hasard, ce sera plus court que de disserter. On ne démontre ni la vie, ni la lumière.


COMMENT DON GARCIE DÉFENDIT LE CHATEAU D’URAÑA[3].

« Don Garcie va ainsi marchant sur la plate-forme du château. Il porte d’une main des flèches dorées et de l’autre un arc. Maudissant la Fortune, il lui adresse de grandes plaintes

« Le roi m’a nourri depuis mon enfance ; Dieu m’a donné un corps robuste. Il m’a donné des armes et un cheval, deux choses qui font qu’un homme vaut davantage. Il m’a donné doña Maria pour femme et pour égale ; il m’a donné cent damoiselles pour l’accompagner ; il m’a donné le château d’Uraña pour y demeurer avec elle ; il me l’a pourvu de vin ; il me l’a pourvu de pain ; il me l’a pourvu d’eau douce, car le château n’en avait pas.

« Les Mores me l’ont assiégé le matin de la Saint-Jean. Sept années se sont écoulées. Ils ne veulent pas lever le siège.

  1. Voy. M. Damas Hinard, Romancero, t. I, discours préliminaire, pages V et VI.
  2. Tableau de la Littérature au moyen-âge, t. II, p. 84.
  3. Le fait que raconte cette romance est probablement historique ; mais la date en est incertaine.