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qui accueillent des traîtres soient appelés traîtres ! Je vous défie tous comme tels, ainsi que vos aïeux et vos enfans à naître ; je les mets tous sur la même ligne, et le pain et l’eau dont vous vous nourrissez, et ce, je vous le prouverai, comme il est vrai que je suis armé, et je me battrai contre ceux qui ne voudront pas le reconnaître, ou bien contre cinq, l’un après l’autre, selon l’usage d’Espagne. Qu’il vienne combattre, celui qui donna le conseil, cause du défi que je vous porte… »

Cette ancienne formule de défi a été quelque peu raillée par Cervantes : « Aucun individu, fait-il dire à don Quichotte, ne peut offenser une commune entière, à moins de la défier en masse comme coupable de trahison… Nous avons de cela un exemple en don Diègue Ordoñez de Lara, qui défia tout le peuple de Zamora… A la vérité, le seigneur don Diègue s’oublia quelque peu et passa d’assez loin les limites du défi, car à quoi bon défier les morts, les eaux, le pain, les enfans à naître et les autres minuties qu’on rapporte dans cette histoire ? Il est vrai que quand la colère déborde la langue n’a plus de rive qui la retienne[1]. » Mais continuons.

« Arias Gonzale, le brave vieillard qui commande dans Zamora, ayant entendu ce qu’avait dit Ordoñez, lui parla ainsi : « Je n’aurais point dû naître, s’il en est comme tu prétends ; mais j’accepte le défi proposé par toi, et je te ferai connaître que ce que tu avances n’est pas. » Puis il parla de cette manière à ceux de Zamora :

« Hommes très estimés, vous tous petits et grands, s’il y a quelqu’un de vous qui se soit trouvé dans cette affaire, qu’il le dise incontinent. J’aime mieux m’en aller de cette terre exilé en Afrique que d’être vaincu dans le champ comme méchant et perfide. »

« Tous disent à la fois sans qu’aucun se taise : « Que le mauvais feu nous consume, comte, si nous avons participé à cette mort ! Il n’y a dans Zamora personne qui eût conseillé pareille chose. Le traître Vellido Dolfos a fait ce mal par lui seul. Vous pouvez aller en toute assurance. Allez avec Dieu, Arias Gonzale[2] ! »

Ces derniers mots ne font-ils pas bien vivement sentir quelle était en Espagne la grave moralité du duel chevaleresque ? Bien rarement un félon s’exposait-il à cette épreuve. Cependant le vieil Arias Gonzale se rend à la porte qui conduit au champ, accompagné de ses quatre fils. Il voudrait être le premier à combattre, car il a été appelé traître ; mais l’infante doña Urraque et tous les assistans s’y opposent. Il envoie dans la lice son plus jeune fils, Pèdre Arias, qui, à cette intention, a été armé

  1. Voyez don Quichotte, part. II, chap. 27, p. 240 et 241 de la récente et fidèle traduction de M. Damas Hinard. — Lope de Vega a parodié agréablement ce même défi dans les vers qu’il composa pour la joute poétique de Saint-Isidore, sous le nom emprunté du licencié Tome de Burguillos.
  2. M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 84-35 ; M. Depping, Romancero Castellano, t. I, p. 169.