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pour avoir permis que sa Chimène, après un long combat, finit par donner, ou plutôt par promettre sa main à Rodrigue. Corneille s’abrita derrière cette tradition constatée par Mariana : « Chimène demanda au roi qu’il fît punir le Cid par les lois, ou qu’il le lui donnât pour époux, » et il n’eut pas de peine à prouver qu’il avait fort adouci dans sa tragicomédie l’âpreté de la tradition espagnole. S’il avait eu sous les yeux un romancero plus complet, il n’aurait certes pas manqué d’opposer la pièce que l’on va lire aux délicatesses outrées de Scudéri.

« C’était un jour des rois, un jour indiqué où les dames et les demoiselles demandent au roi leur étrenne ; si ce n’est Chimène Gomez, fille du comte Loçano, qui, posée devant le roi, lui a parlé de cette manière :

« O roi, je vis dans le chagrin ; dans le chagrin vit ma mère. Chaque jour qui luit, je vois celui qui tua mon père, à cheval et tenant en main un épervier ou parfois un faucon qu’il emporte pour chasser, et pour me faire plus de peine il le lance dans mon colombier. Avec le sang de mes colombes il a ensanglanté mes jupes… Un roi qui ne fait pas justice ne devrait point régner et chevaucher à cheval, ni chausser des éperons d’or, ni manger pain sur nappe, ni se divertir avec la reine, ni entendre la messe en lieu consacré, parce qu’il ne le mérite pas ! »

« Le roi, quand il eut entendu cela, commença à parler ainsi : « Oh ! que le Dieu du ciel me soit en aide ! Que Dieu me veuille conseiller ! Si j’emprisonne ou tue le Cid, mes cortès se révolteront, et, si je ne fais pas justice, mon ame le paiera.

« — Tiens tes cortès en repos, ô roi ! que personne ne les soulève ! Celui qui tua mon père, donne-le-moi pour égal ; car celui qui m’a fait tant de mal me fera, je crois, quelque bien. »

« Alors parla le roi. Écoutez bien comme il parla :

« Je l’ai toujours entendu dire, — et je le vois aujourd’hui, — que l’esprit féminin est bien extraordinaire. Jusqu’ici elle a demandé justice, et maintenant elle veut se marier avec lui ! Je le ferai de fort bon gré et de très bonne volonté. Je veux envoyer une lettre à Rodrigue, je veux le mander[1]. »

A présent que nous connaissons l’humeur vive, décidée, pétulante, de la jeune Chimène Cornez, il nous faut voir ce que devint la jeune femme. Il y aurait bien du malheur si la compagnie de Rodrigue lui avait fait perdre quelque chose de son franc parler, de son esprit, de sa vivacité piquante et passionnée. Le Cid Campeador est constamment en guerre ; il ne cesse de batailler contre les Mores au profit du roi don Ferdinand. Les romances vont nous apprendre comment la jeune mariée supportait ces pénibles absences ; c’est au roi, cause de tout le mal, qu’elle adresse surtout ses plaintes.

  1. M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 20 et 21 ; M. Depping, Romancero Castellano, t. I, p. 123-124. Cette romance est très ancienne et ne se trouve pas dans le Romancero del Cid ; elle nous a été conservée par le Cansionero de romances, recueil déjà rare du temps de Corneille.