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LETTRE DE CHEIMENE AU ROI FERNAND

« Dans le manoir de Burgos, attendant son Rodrigue, Chimène est si enceinte, qu’elle attend son très prochain accouchement.

« Plus affligée encore, le matin d’un dimanche, baignée de tristes larmes, elle prit la plume en main, et, après avoir écrit à son mari mille plaintes capables d’attendrir des entrailles de marbre, elle prit de nouveau la plume, et de nouveau se remit à pleurer. Elle écrivit de cette manière au roi don Ferdinand :

« A vous, mon seigneur roi, le bon, le fortuné, le grand, le conquérant, le reconnaissant, le sage ; votre servante Chimène, fille du comte Loçano, à laquelle vous avez donné un mari comme pour vous moquer d’elle, vous salue, des murs de Burgos, où elle vit dans la tristesse. — Que Dieu mène à heureuse fin vos bons projets !

« Pardonnez-moi, mon seigneur ; je n’ai point le cœur faux, et, quand ce cœur est mal disposé pour vous, il ne peut le cacher. Je suis en ce moment peu contente, et je vous écris forcée par le chagrin. Je ne puis que vous regarder comme mon ennemi, après tant de griefs que j’ai contre vous.

« Quelle loi de Dieu vous enseigne que vous pouvez, pendant tout le temps si long que vous faites la guerre, démarier deux époux ?

« Quelle bonne raison approuve que vous montriez à un jeune garçon bien appris, bien caressant, bien timide, à être un lion féroce, et que, de nuit et de jour, vous le teniez enchaîné, sans le lâcher pour moi, sinon une fois l’année ?

« Et encore, cette fois-là, il vient tellement souillé de sang jusqu’aux pieds de son cheval qu’il fait peur à voir, et à peine est-il couché près de moi qu’il s’endort entre mes bras. Dans ses songes il frémit et s’agite, se croyant toujours au milieu des combats.

« Et l’aube paraît à peine que les éclaireurs et les guides le pressent de se mettre en campagne.

« Que si vous faites cela pour l’honorer, Rodrigue a bien assez d’honneur, puisqu’il n’a pas encore de barbe et qu’il a cinq rois pour vassaux.

« Enfin, seigneur, je suis enceinte et entrée dans mon neuvième mois ; les larmes que je verse sans cesse peuvent m’être nuisibles, car, comme je n’ai pas d’autre bien et que vous me l’enlevez, je le pleure vivant comme s’il était mort.

« Ne permettez pas que vienne à mal le gage du meilleur gentilhomme qui suive l’étendard aux croix rouges et qui ait baisé la main d’un roi.

« Répondez-moi sans délai par une lettre de votre main, encore qu’il faille donner une bonne étrenne à votre messager. Surtout jetez cet écrit au feu ; qu’il ne coure pas dans le palais, car les mauvaises langues ne m’en tiendraient pas bon compte. Cessez de me faire le tort dont j’implore la fin. Songez que c’est offenser le ciel que d’agir si mal[1]. »

Voici comment le roi don Ferdinand répondit à doña Chimène. Soyez sûr qu’il ne demeura pas en reste envers elle d’esprit, de grace et d’enjouement.

« A la dixième heure du jour, demandant du papier à son secrétaire, le roi répond

  1. M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 41 ; M. Depping, Romancero Castellano, t. I, p. 141.