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Ne laissons pas s’accréditer la pensée que la démocratie est à la fois le plus exigeant et le plus ingrat des maîtres ; sinon, nous ne verrions plus les fonctions publiques recherchées que par ceux qui ne pourraient pas faire autre chose, qui n’auraient aucun moyen de trouver ailleurs l’indépendance. La déconsidération des charges publiques est le plus grand danger des démocraties : c’est par là qu’elles ont toutes péri. En refusant aux hommes investis du pouvoir une rémunération légitime, on les pousse à des expédiens déplorables, quelquefois à des crimes, et le pouvoir tout entier souffre dans sa dignité de l’effet produit par ces scandales. C’est ainsi que, d’échelle en échelle, on descend jusqu’à n’avoir plus pour candidats aux fonctions publiques que des intrigans qui déshonorent et perdent l’état. Nous croyons qu’il est temps d’y songer sérieusement. Dans les monarchies, les hommes publics sont récompensés souvent fort au-delà de leur mérite. Les démocraties se doivent à elles-mêmes d’être justes au moins envers les services rendus, si elles ne veulent pas trop souffrir de la comparaison.

Les fortunes sont en général beaucoup plus grandes en Angleterre qu’en France : la société y est constituée plus aristocratiquement, la plupart de ceux qui parviennent au pouvoir sont riches par eux-mêmes ; mais, s’il arrive qu’il se trouve dans le nombre un cadet de famille, un homme qui offre au pays un grand espoir par ses talens, mais qui manque en même temps d’indépendance privée, on voit l’état venir à son secours avec une profusion vraiment digne d’un grand peuple. Il y a en Angleterre des charges spéciales uniquement destinées à faire en peu d’années la fortune de celui qui les occupe. Ces charges sont données à des jeunes gens de mérite sans fortune, que leur parti destine à la vie publique, afin qu’ils n’aient plus ensuite qu’à s’occuper des intérêts généraux. L’une d’elles était occupée dernièrement par M. Macaulay, un des plus brillans écrivains et maintenant un des ministres les plus influens de la Grande-Bretagne. Dans l’édifice de la constitution anglaise, une place est réservée à celui qui s’est le plus distingué comme avocat et jurisconsulte ; cette place est l’une des plus éminentes du ministère, c’est celle de lord chancelier : on ne peut y arriver que par le barreau, et le titre de lord chancelier est l’objet suprême de l’ambition de tout avocat anglais ; mais, comme on suppose qu’un avocat n’a pas en général une grande fortune personnelle, comme celui qui occupe au barreau une place éminente en retire un grand revenu dont il doit faire l’abandon, on a attaché à ce titre de lord chancelier une récompense particulière. Quiconque a eu l’honneur de s’asseoir un jour sur le sac de laine conserve toute sa vie une pension de 3,000 livres sterling ou 75,000 francs. Mais c’est surtout pour les services militaires que l’Angleterre se montre généreuse et même prodigue. Le plus grand exemple qu’on puisse citer est celui de Wellington. Quand le jeune Wellesley est entré dans la carrière des armes, il était sans titres et sans patrimoine. À chaque succès qu’il a obtenu, son pays lui a donné un titre et une dotation, soit en argent, soit en terres. Aujourd’hui il n’est pas seulement duc, pair d’Angleterre, commandant-général de l’armée, comblé d’honneurs et de dignités ; il a encore une fortune immense et presque royale. Chacune de ses terres se rattache à une de ses victoires ; il n’a eu qu’à vaincre pour s’enrichir. C’est ainsi qu’agissent les gouvernemens habiles.

Nous ne demandons pas que la France fasse pour ses hommes d’état ce que