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remarque de son confident improvisé ; le hachich n’avait fait que développer un souvenir enfoui au plus profond de mon âme, car ce visage divin m’était connu. Par exemple, où l’avais-je vu déjà ? dans quel monde nous étions-nous rencontrés ? quelle existence antérieure nous avait mis en rapport ? C’est ce que je ne saurais dire ; mais ce rapprochement si étrange, cette aventure si bizarre ne me causait aucune surprise : il me paraissait tout naturel que cette femme, qui réalisait si complètement mon idéal, se trouvât là dans ma cange, au milieu du Nil, comme si elle se fût élancée du calice d’une de ces larges fleurs qui montent à la surface des eaux. Sans lui demander aucune explication, je me jetai à ses pieds, et, comme à la péri de mon rêve, je lui adressai tout ce que l’amour dans son exaltation peut imaginer de plus brûlant et de plus sublime ; il me venait des paroles d’une signification immense, des expressions qui renfermaient des univers de pensées, des phrases mystérieuses où vibrait l’écho des mondes disparus. Mon ame se grandissait dans le passé et dans l’avenir ; l’amour que j’exprimais, j’avais la conviction de l’avoir ressenti de toute éternité.

A mesure que je parlais, je voyais ses grands yeux s’allumer et lancer des effluves ; ses mains transparentes s’étendaient vers moi s’effilant en rayons de lumière. Je me sentais enveloppé d’un réseau de flamme et je retombais malgré moi de la veille dans le rêve. Quand je pus secouer l’invincible et délicieuse torpeur qui liait mes membres, j’étais sur la rive opposée à Gizeh, adossé à un palmier, et mon noir dormait tranquillement à côté de la cange qu’il avait tirée sur le sable. Une lueur rose frangeait l’horizon ; le jour allait paraître.

— Voilà un amour qui ne ressemble guère aux amours terrestres, dit l’étranger sans faire la moindre objection aux impossibilités du récit d’Yousouf, car le hachich rend facilement crédule aux prodiges.

— Cette histoire incroyable, je ne l’ai jamais dite à personne ; pourquoi te l’ai-je confiée à toi que je n’ai jamais vu ? Il me parait difficile de l’expliquer. Un attrait mystérieux m’entraîne vers toi. Quand tu as pénétré dans cette salle, une voix a crié au fond de mon ame : « Le voilà donc enfin. » Ta venue a calmé une inquiétude secrète qui ne me laissait aucun repos. Tu es celui que j’attendais sans le savoir. Mes pensées s’élancent au-devant de toi, et j’ai dû te raconter tous les mystères de mon cœur.

— Ce que tu éprouves, répondit l’étranger, je le sens aussi, et je vais te dire ce que je n’ai pas même osé m’avouer jusqu’ici. Tu as une passion impossible, moi j’ai une passion monstrueuse ; tu aimes une péri, moi j’aime… ma sœur ! et cependant, chose étrange, je ne puis éprouver aucun remords de ce penchant illégitime ; j’ai beau me condamner, je suis absous par un pouvoir mystérieux que je sens en moi. Mon amour n’a rien des impuretés terrestres. Ce n’est pas la volupté qui me pousse