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qui trahissent à la fois l’ignorance profonde et la vanité sans remède de ses imitateurs les plus heureux. Sa misanthropie était plutôt une affectation qu’une faiblesse, une infirmité réelle ; elle lui laissait une vive sympathie pour les hommes en général, et pour les idées qui font la force et la gloire des sociétés modernes. Ce talent, auquel, pour être complet, manquaient seulement des bases solides et une critique moins indulgente, aurait pu mûrir avec les années, et se transformer en s’élevant à des hauteurs qu’il n’a point touchées ; tel qu’une mort prématurée l’a laissé, il a exercé une fatale influence sur la poésie contemporaine. Byron seul, il est vrai, n’avait pas fait tout le mal, et M. Taylor signale un autre brillant corrupteur du goût public


« Imagination plus puissante et plus expansive, Shelley était inférieur à Byron par l’absence de ces qualités pratiques, de cette habileté littéraire, sans lesquelles, — n’en déplaise aux partisans de l’inspiration pure, — il ne peut guère exister, surtout à notre époque, de poésie achevée… Trahi par le désir de perfectionner les moindres détails, de donner à chaque vers isolé une valeur indépendante, à chaque mot une puissance, une splendeur particulières, Shelley s’efforçait d’ailleurs d’ôter toute réalité aux phénomènes naturels dont il se constituait le peintre, et de nous les montrer tels que jamais nos organes visuels ne les ont embrassés. Il écrivait ou semblait écrire d’après ce principe, que nul sujet ne saurait se prêter à la poésie, si, décomposé au préalable, déclassé, isolé de ses rapports ordinaires, enlevé à son ordre naturel, il n’arrivait devant le lecteur à l’état de vision et de chimère. Tout poète, à son gré, devrait être un voyant extatique, un fascinateur éblouissant… De là ces vers qui produisent sur l’imagination l’effet d’une liqueur enivrante, mais ne laissent après eux ni un souvenir distinct, ni une impression profonde. Contemplez dans tout son éclat, sur la fin d’un jour d’été, l’horizon embrasé par les derniers feux du soleil, ou lisez une de ces vagues et rayonnantes conceptions, l’enseignement et le profit seront les mêmes. Dès que vous fermez le livre, dès que l’astre a disparu, le prestige cesse, les fantômes s’effacent : l’impression produite sur la mémoire survit à peine à l’impression produite sur les sens.


En somme, les principaux griefs de la critique et de l’opinion contre une école poétique dont le succès fut immense, et dont on commence à scruter les productions avec une sévérité inattendue, ces griefs, vivement formulés par M. Taylor, peuvent se résumer ainsi : peu de philosophie, peu de vérité ; une exaltation factice ; une grande richesse de formes servant à déguiser la pauvreté, la puérilité des sujets ; nulle observation, nulle connaissance des hommes. Le talent employé à éblouir, à séduire, et non à faire prévaloir des idées justes, à communiquer la lumière d’une haute expérience, c’est là ce que reprochent à Byron, à Shelley, des successeurs moins illustres. N’y aurait-il pas dans ces jugemens sévères quelques leçons dont, chez nous, on peut déjà comprendre la portée ? N’est-il pas curieux de voir se produire, chez nos voisins comme chez nous, la réaction du bon sens outragé, de