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droits fort limités par la vraisemblance ? « La poésie dramatique, a dit Bacon, est comme l’histoire réduite en tableaux, — veluti historia spectabilis. » Qu’est-ce qu’un drame composé pour des lecteurs ? — À ces vigoureux argumens ne répondrait-on pas, au besoin, par des raisons équivalentes, et aussi par des précédens incontestables ? Ne peut-on alléguer, par exemple, que les conceptions scéniques se refusent obstinément à montrer dans toute leur pompe, dans toute leur énergie, dans toute leur originalité, certains spectacles, certains faits essentiellement dramatiques ? Ne peut-on supposer telle ou telle passion dont tout l’art du monde ne déguiserait pas l’horreur à mille auditeurs réunis dans un théâtre, et qui, sans doute, y soulèverait une tempête de réprobation, tandis que chacun de ces méticuleux spectateurs, rentré chez lui, seul à seul avec un drame écrit, en subira sans révolte la terrible influence ? Serait-il trop hardi d’affirmer que, dans l’état actuel de notre civilisation, il existe deux publics très distincts : l’un, celui des théâtres, en garde contre toute innovation essentielle et dérouté par les moindres témérités ; l’autre, en revanche, celui des salons et des bibliothèques, auquel le vaudeville, le drame de tous les jours, ne procurent aucune émotion ? S’il en est ainsi, trouvez bon que, pour ce dernier public, le poète invente des plaisirs plus raffinés, plus composites, exigeant un autre degré d’instruction, un jugement plus libre, une attention plus intense. On a plus d’une fois tenté cette épreuve ; on a réussi. Que répondre à ce simple fait ?

Le Paracelsus de Browning est évidemment destiné à ces lecteurs d’élite ; encore exige-t-il d’eux une abnégation particulière et un plus complet abandon de tout ce qui constitue la curiosité dramatique. Ce drame, en effet, qui remplit un volume, n’a guère qu’un acteur, en ce sens du moins que le très petit nombre de personnages inventés pour donner la réplique à ce héros solitaire n’ont aucune importance et ne détournent en rien l’attention qu’il commande. Cette attention n’a guère qu’un mobile, toujours le même. Nous assistons aux angoisses d’un homme, ou plutôt d’un être abstrait, qui aspire d’abord après la science, puis, désabusé d’elle, après l’amour, et, faute d’avoir à temps combiné ces deux grands principes de la force humaine, meurt sans avoir réalisé le vaste dessein d’éclairer et d’affranchir ses semblables.

Cette donnée admise, pourquoi le poète a-t-il choisi Paracelse ? Pourquoi exalter aux proportions d’un philosophe régénérateur du monde ce médecin vagabond, ce chimiste aventureux dont l’archœum magnum, union symbolique de trois principes, est relégué depuis long-temps parmi les inventions les plus contestables de la philosophie mystique ? Un poète moins décidé à faire abstraction complète de la réalité eût reculé devant les vulgarités de cette vie, qui fut celle d’un charlatan plutôt que celle d’un penseur et d’un philanthrope sublime. Paracelse, avec sa