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ensanglantent encore toutes les mémoires, conjuré les périls qui grondaient de nouveau.

Cet état social est moins imposant, moins poétique, moins chevaleresque que ceux dont d’autres époques ont pu s’enorgueillir ; il parle moins au cœur et à l’imagination, mais il a son utilité, sa dignité sérieuse, et, je ne crains pas de le dire, sa grandeur. Rien de cela n’existe au même degré dans d’autres pays où le passé croule cependant aussi de toutes parts. Rien de cela, ou bien peu, en Espagne, en Allemagne, en Italie, en Suisse. Si elle veut se sauver et retrouver la sécurité, le repos qu’elle a perdus, la Suisse ne doit jamais oublier cette nécessité urgente de fonder au centre de ses classes moyennes, à une juste distance du radicalisme et des anciennes aristocraties, un grand et sage parti conservateur. Elle en possède les élémens confus, incultes, inertes ; il lui faut vouloir avec force pour accomplir cette création. Défendre les intérêts nouveaux, satisfaire les nouveaux besoins, en identifiant les gouvernemens avec les pays, en assurant toutes les garanties nécessaires aux sentimens et aux principes de conservation, telle est aujourd’hui la question partout. Dans un pays aussi naturellement, aussi anciennement démocratique que la Suisse, on ne peut songer à opposer au radicalisme une résistance efficace et durable qu’en lui enlevant, en lui empruntant une partie de ses forces, en armant contre lui, par d’habiles transactions, les intérêts avec lesquels il est en contact aussi bien que ceux qu’il alarme, les sentimens qui vont à lui aussi bien que ceux qu’il irrite. Cela est praticable jusqu’à un certain point, si l’on sait vouloir. Un pays dans lequel se trouvent des hommes aussi distingués que MM. Siegwart-Muller, Calame, Fournier, de Kalbermatten, Ruttimann, Schmidt, de Chambrier, Mousson, de Courten, Ackermann, Burkardt, Baumgartner, Bernard Meyer, et tant d’autres dont le nom m’échappe en ce moment, un tel pays doit trouver un nombre considérable d’autres personnes également prêtes à défendre les principes de conservation et d’ordre ; mais le dévouement doit se manifester par les actes. La vie civile a ses dangers comme la vie militaire, la politique a ses martyrs comme la religion. Malheur à ceux dont le cœur s’affaiblit après quelques épreuves et qui demandent le salaire avant la dernière heure du jour ! Le soleil ne se lève-t-il pas tous les matins sur le monde ? Pourquoi des hommes de foi ne travailleraient-ils pas sans relâche à faire luire aussi sur les intelligences les rayons non moins vivifians de la vérité ? La tâche de ce siècle est rude : il franchit un orageux détroit qui conduit des vieilles mers vers un océan nouveau. Ces rivages inconnus d’où se lèvent des souffles mystérieux, il faut les aborder, qu’on le veuille ou non ; il faut s’y établir par la force, par la patience, par la ténacité opiniâtre, surtout par la justice et la raison, ou périr lâchement sur quelque écueil !