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règne seule ici. Où marche cette armée de vers si régulière et si bien disciplinée, qui semble défiler au pas musique en tête ? C’est le souvenir qui obsède l’esprit de M. Gauthier, et non sa pensée qui invente ou son cœur qui se répand. S’il est saisi d’un amer dégoût de l’existence, c’est presque toujours à des centons empruntés à M. de Lamartine qu’il confie le soin d’exprimer ses douleurs. S’il regrette les heures d’amour tombées dans les sombres abîmes de l’éternité, voici le Lac dont l’écho commence à murmurer dans ses vers. M. Jules Gauthier n’est guère que l’ombre d’un poète. Sa langue poétique est en général pure, vibrante, mais monotone ; ses idées nobles, bien déduites, mais sans variété. On craindrait en le jugeant de condamner M. de Lamartine sur une édition défectueuse.

Voici deux poètes qui ont du moins le mérite de trancher sur le fond monotone de ces inspirations équivoques qui prennent le plus souvent une mémoire échauffée pour l’imagination inventive, deux poètes que distinguent, sinon la force et l’éclat du talent, du moins la sincérité de l’idée première, l’unité de direction et la vérité de l’accent. Tous deux répondent avec plus ou moins de mérite, mais enfin répondent à quelque chose de réel dans notre siècle, avantage assez rare pour qu’on leur en tienne grand compte, même si l’exécution faiblit ou s’égare. L’un est le poète des mœurs faciles, désoeuvrées, telles que les ont rendues communes trente années de paix et de progrès industriel, le chantre du plaisir, non grossier, mais matériel, et, dans ses caprices élégans, au fond point trop exigeant, pourvu qu’il se satisfasse ; l’autre représente un côté tout opposé de la jeunesse, le côté sombre, irrité, misanthropique, l’utopie inquiète, ici versant le dénigrement à pleines mains, là exagérant l’espérance. Le premier est M. Coran, l’auteur des Rimes galantes ; le second, M. Laurent-Pichat, l’auteur des Libres Paroles.

Comme tout sentiment qui exprime la vie a un degré élevé, le plaisir peut avoir sa poésie : la poésie, au fond, est-elle elle-même autre chose, sous le double point de vue de la matière et de l’esprit, que la vie à son degré le plus haut ? C’est de cette manière que la fougue des sens, les emportemens de la nature sensuelle, peuvent tenir dans l’art une place aussi inférieure sans doute à l’art spiritualiste que le corps l’est à l’ame, mais pourtant légitime, puisqu’elle répond à quelque chose en chacun, puisqu’elle réunit ces deux conditions essentielles de l’art, réalité et universalité. J’avoue toutefois que la galanterie, soit qu’on la prenne pour ce semblant composé d’agrémens et de manières, lequel est à l’amour ce qu’est au dévouement la politesse, ou tout simplement pour l’amour facile, me parait de tous les mensonges ou de tous les sentimens le moins poétique. Or, ce que célèbre, fidèle à son titre, l’auteur des Rimes galantes, c’est bien la galanterie, au double sens que nous signalons. Dans les limites de ce genre, M. Coran déploie une certaine verve malicieuse de bon aloi, assez originale et divertissante. On entrevoit derrière ses vers tantôt un rire en dessous, et, comme on dit, sous cape, tantôt plus franc et à cœur ouvert, qui amène le sourire sur les lèvres. S’il était permis, suivant la mode du jour à propos de toutes les œuvres, de chercher des ancêtres à ce léger volume, nous dirions que les Marot, les Regnier, les Désaugiers, ces rieurs, ces Gaulois, se retrouvent là, bien affaiblis sans doute, et mêlés au Dorat, mais s’y retrouvent sans imitation. Il y a dans les meilleures pièces des Rimes galantes une bonne dose de cet esprit