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sans réserve et sans scrupule. Voilà du moins qui est franc. M. Laurent-Pichat participe à la double nature du poète satirique et du prophète. Il crie malheur sur Jérusalem, mais il annonce la Jérusalem nouvelle qui sort des nuages de l’avenir, brillante de clarté. Institutions, philosophie, état passé et présent de la société et des lettres, il n’est rien que M. Laurent-Pichat ne passe en revue. Assurément, si les grandes prétentions faisaient les grands penseurs, et si les convictions honnêtes suffisaient à faire le bon style, nous n’aurions qu’à saluer dans l’auteur des Libres Paroles le messie attendu du socialisme et l’un des maîtres de la poésie. Malheureusement il n’en est point ainsi. Une ode politique vigoureuse, çà et là quelques fragmens d’une chaude couleur, sont la compensation rare d’une multitude de pensées dont le fond n’est pas moins contestable que la forme. Lors même que la lumière traverse ces phrases compactes comme un rayon pâle et amorti perçant le sombre, l’épais feuillage d’une forêt vierge, la vraie lumière, celle de l’ordre, fait absolument défaut. Et pourtant qui en aurait plus besoin que M. Laurent-Pichat ? Le plus souvent il ne chante pas, il prêche et il enseigne. C’est à la lettre le cours de M. Quinet mis en vers dans un style à part avec l’exagération de ses défauts poussée jusqu’au paroxisme. La papauté et Luther, la découverte de l’Amérique et l’ultramontanisme, Voltaire et le XVIIIe siècle, voilà les sujets non pas effleurés en passant, mais traités ex professo dans les Libres Paroles. Joignez-y la thèse du poète philosophe, prophète, homme d’état, tête et cœur, pensée et action, image et guide de son siècle, développée à grand renfort de preuves en plusieurs chapitres, et enfin une longue appréciation des principaux auteurs du moyen-âge et des temps modernes, marqués de traits plus remarquables par la crudité des couleurs que par la justesse du sens. Veut-on par exemple avoir, comme on dit, la formule de l’auteur sur Shakespeare, la voici :

personne n’avait encore pénétré,
Le premier, dans le cœur humain il est entré.
Comme un passant hardi met le pied dans un bouge,
Il se hasarda, lui, dans la taverne rouge,
Où, du matin au soir, buvant, cassant les pots,
Hurlant, les passions se battent sans repos.

Il dit au poète :

Notre esprit, contenu dans ses transports ardents,
A mâchonner son frein use et brise ses dents.
Délivre-le. L’esprit va loin, quand un poète
Chevauche sur ses reins, l’excite et le fouette.
Tu dois, comme un centaure, à son dos te lier ;
En route ! la monture aime le cavalier !
Dans les cieux, sur les monts, ton coursier a des ailes,
Et ses quatre sabots éclatent d’étincelles ;
Ses jarrets sont d’acier
Monte à poil, sans harnais, et sans selle et sans mors.


C’est avec ces images plus que bibliques et sur ce ton perpétuellement tendu,