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c’est dans un style où ce que l’abstraction du langage a de plus sec se mêle à des métaphores prolongées sans mesure, que l’auteur juge le passé, flétrit le présent et préjuge l’avenir. On en éprouve une peine d’autant plus vive, que M. Laurent-Pichat tend naturellement aux pensées grandes, et que la direction de ses idées, trop souvent fausse, est du moins sérieuse et à quelques égards élevée. Les traits énergiques, fièrement sentis, fièrement exprimés, qui se dessinent sur le fond de cette généralisation, attestent la présence de l’ame. C’est par là qu’en méritant d’être jugé très sévèrement sous le rapport littéraire, M. Laurent-Pichat se détache heureusement de la jeune école ; mnais, même dans la sphère d’idées où sa pensée habite, l’auteur des Libres Paroles aurait pu à la fois montrer plus d’art et trouver plus d’inspirations neuves et éloquentes. Le socialisme n’a servi qu’à l’égarer ; pourtant, disons-le en passant, bien que l’épreuve n’ait pas été jusqu’ici favorable, bien que le roman se soit mal trouvé des emprunts qu’il est venu leur faire, l’incompatibilité entre les idées socialistes, — non certes à titre de système., mais comme sentiment, — et la poésie nous paraît beaucoup moins radicale qu’il ne plaît de le dire à certains esprits ; il y a là, ce nous semble, tout un ordre de plaintes et d’espérances qui pourrait fournir à la poésie une féconde matière, sous la réserve expresse et difficile de la mesure, du goût et surtout de la vie. Faites des tableaux et non des déclamations. Les misères populaires crient mille fois plus haut dans le Vieux Vagabond que dans toutes vos dissertations rimées.

Maintenant qu’avons-nous rencontré dans ces volumes qu’une certaine communauté de prétentions et de défauts nous a permis de rapprocher ? L’absence de foi. Au fond de ces œuvres qui ont moins de valeur en elles-mêmes que comme symptôme, se cache une grande, une profonde et universelle indifférence pour tout ce qui est sentiment, pour tout ce qui est idée. On sent comme une grande fatigue dans tous ces écrits, œuvres de jeunes gens qui semblent porter le poids des travaux de leurs pères, et dont les bras tombent de lassitude avant d’avoir rien fait. On dirait que l’esprit a cessé de penser, l’ame de jouir et de souffrir, le cœur de battre. Ni les éternelles questions sur la destinée, ni ces sentimens de patrie, de liberté, de nationalité, qui intéressent la vie de l’espèce et qui en ce moment même remuent avec éclat ou agitent sourdement le monde, ni même ces impressions individuelles qui attestent encore la puissance de la vie, amours emportées ou tendres, haines vigoureuses, luttes du cœur en proie aux passions, ne semblent trouver et réveiller d’écho. Nil admirari, ne s’étonner de rien, n’admirer rien, n’aimer rien, voilà la devise en honneur. Ce ne sont au lieu de cela que jeux de bel esprit, fureur byzantine de combiner des formes, hardiesse à la suite et fantaisie d’après modèle. Sans dégager les individus de leur part de responsabilité, je mets en cause moins les individus que le temps. Chaque époque a son mal, que le devoir de la critique, qui forme l’opinion encore plus qu’elle ne l’exprime, est de signaler et de combattre : un des maux les plus caractéristiques de la nôtre, on l’a remarqué bien souvent, c’est la faiblesse de l’exécution faisant suite à l’emphase des préfaces, c’est l’ostentation de l’indépendance au sein de l’imitation, c’est l’ambition dans l’impuissance. La jeune poésie participe pour sa part à ces défauts. Très audacieuse de théorie et très timide de pratique, révolutionnaire en parole et en réalité fort conciliante, sa