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daignent chanter la romance espagnole, leur voix prend un charme particulier, et on les écoute avec un vrai plaisir. Nous n’avons guère entendu chanter ces dernières romances que dans les salons du second ordre, chez les véritables enfans du pays. Quand la chanteuse faisait frémir sa viguela, les assistans semblaient obéir à un pouvoir magique, et unissaient leurs voix à la sienne. Un de ces concerts improvisés nous est resté dans la mémoire. C’était dans un modeste salon de l’Almendral ; nous devisions gaiement avec les niñas en fumant des cigarettes. Trois personnages, drapés dans leurs manteaux comme des Espagnols du bon temps, étaient entrés depuis une heure ; ils avaient à peine salué et s’étaient assis, le chapeau descendu jusqu’aux yeux, le manteau monté jusqu’au nez, sur des chaises disposées en ordre contre la cloison. Depuis ce moment, immobiles, muets et impassibles, on les eût pris pour des statues, si leurs yeux noirs, grands et limpides, n’avaient suffisamment protesté contre une pareille supposition. La partie active de l’assemblée se composait de deux groupes : le nôtre, où l’on causait et où l’on riait ; puis, à l’autre extrémité de l’appartement, se trouvait un groupe de vieilles femmes, où l’on parlait avec inquiétude d’une comète visible à cette époque. Quelqu’un pria une jeune fille de chanter elle fit d’abord la moue et résista coquettement à nos supplications (or, celle-là faisait exception parmi les Chilenas) ; mais sur une remontrance que sa mère lui adressa en ces termes : Vaya pues, niña, no sea majadera, elle prit sa guitare, et commença une romance qui rappelait les fadaises héroïques de l’empire.

Debo partir, mi dulce amiga,
La suerte cruel lo exige asi.
Patria y honor asi lo manda,
Mi corazon se queda aqui[1].


Au second vers, une voix grave sortit de l’un des manteaux et se joignit à celle de la chanteuse ; une deuxième voix, puis une troisième murmurèrent timidement d’abord ; bientôt elles prirent leur essor, et ce fut le signal d’un chœur bizarre, où tous les assistans exécutaient leur partie avec un flegme imperturbable. Quelques notes de musique avaient suffi pour arracher les hommes à leur contemplation silencieuse, les vieilles femmes à leurs graves discours, et les jeunes filles à leurs folles causeries.

La danse n’est pas moins en faveur à Valparaiso que la musique. Par malheur, on commence à répudier là, comme en Espagne, ces drames chorégraphiques où le jeu de la physionomie et la mobilité du

  1. « Je dois partir, ma douce amie : le sort cruel le veut ainsi. Patrie et honneur me le commandent, mais mon cœur reste avec toi. »