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— Vous viendrez chez lui de force ; dit l’Indien en nous montrant du doigt son escorte armée. Ce geste en disait assez, et il ne fallait pas songer à la résistance, car les ministres de la justice indienne s’étaient d’avance emparés prudemment de nos chevaux et de nos armes. Nous nous regardâmes d’un air assez mélancolique. Les Indiens mansos, qui se gouvernent dans leurs villages d’après les lois de la république, et peuvent même élire parmi leurs frères de race leurs magistrats municipaux, sont impitoyables pour les délits commis par des Mexicains sur le territoire confié à leur juridiction. Ils ont, en pareil cas, la pire de toutes les cruautés, la cruauté du faible. Nous n’essayâmes point de lutter contre ces alguazils aux jambes nues et aux longs cheveux. Nous les suivîmes docilement vers la maison de l’alcade.

— Prenez patience, me dit à voix basse fray Serapio pendant le trajet. À défaut de l’histoire de fray Epigmenio, que je vous conterai tôt ou tard, vous allez avoir un spectacle que peu d’étrangers ont l’occasion de se procurer au Mexique. Si je ne me trompe, nous sommes tombés dans ce maudit village à l’heure où les Indiens célèbrent à leur façon les fêtes de la semaine sainte. La maison de l’alcade est un des buts ordinaires de leurs processions nocturnes.

J’avais souvent entendu parler de ces singulières cérémonies, où des restes de l’idolâtrie indienne se mêlent aux pratiques du catholicisme. Au moment même où j’allais répondre à fray Serapio, des sons mélancoliques et monotones vinrent frapper nos oreilles. Les accens plaintifs de la flûte en roseau nommée par les Indiens chirimia se mêlaient tristement au bruit de plusieurs tambours frappés d’un seul coup à intervalles égaux.

— Il y a trois cents ans, me dit à l’oreille don Diego Mercado, c’était au son de ces mêmes chirimias que les ancêtres de ces Indiens égorgeaient des victimes humaines au pied de leurs idoles.

Au détour d’une ruelle qui coupait à angle droit la route que nous suivions, nous vîmes déboucher la procession annoncée par cette funèbre harmonie. Occupés pendant le jour aux travaux des champs, les Indiens consacrent la nuit à certaines solennités religieuses. Le choix de l’heure vient ainsi ajouter encore à l’effet lugubre des cérémonies de la semaine sainte. En tête du cortège, et portée par quatre hommes, se balançait l’image du Christ, gigantesque, hideuse, et barbouillée de sang. Aux bras de la croix étaient suspendus deux autres christs de moindre taille ; derrière se pressait en désordre presque toute la population indienne du village et des environs, portant des crucifix de toute forme et de toute grandeur. Je remarquai que les dimensions de plusieurs de ces crucifix n’étaient nullement en rapport avec la taille des individus qui les portaient ; ces dimensions en effet se mesurent uniquement sur le droit plus ou moins élevé que paient à l’église les Indiens