Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Nous devons être à une demi-lieue du Desierto, si toutefois nous avons su rester dans le bon chemin. Je crains malheureusement que nous ne soyons engagés dans un ravin d’où il serait presque impossible de sortir au milieu de ces ténèbres. Or, dans quelques heures, si la pluie continue, ce ravin ne sera plus un chemin ; ce sera un torrent qui nous emportera comme des feuilles mortes, et alors Dieu veuille avoir nos ames !

J’avais vu trop souvent dans les campagnes américaines des torrens grossis par les pluies d’orage déraciner des arbres séculaires et entraîner des rochers, pour douter un moment de l’imminence du danger signalé par fray Serapio. A ses sinistres paroles, je ne trouvai qu’une seule réponse à faire : il faut allumer du feu à tout prix. Malheureusement le moine avait laissé son briquet à l’étudiant. Je ne me décourageai point encore, et, ne voulant négliger aucun moyen de sortir de ce mauvais pas, je descendis de cheval, je pris dans une de mes mains la reata attachée au cou de l’animal ; de l’autre, j’essayai de me guider en me tenant aux rochers. Je ne tardai pas à me trouver arrêté par un talus escarpé. J’avançai d’un autre côté ; toujours un mur à pic. Forcé enfin de m’arrêter après avoir déroulé la reata dans toute sa longueur, je revins pas à pas près de mon cheval en rassemblant de nouveau la longe dans ma main, et, au risque d’enfourcher ma monture à rebours, je me remis en selle.

— Ce ravin est une vraie prison, dis-je à fray Serapio.

— Ce n’est pas le torrent seul que je redoute, reprit le moine. Si même nous échappons à l’eau, nous pouvons encore périr par le feu sous ces grands arbres qui attirent la foudre.

— Ne pourrions-nous pas laisser là nos chevaux, et tâcher de gagner à pied un endroit moins périlleux ?

— Nous courrions risque de rouler dans quelque fondrière. A la manière dont le vent frappe mon visage, je reconnais que le ravin doit s’étendre encore bien loin d’ici. Restons donc à notre place, et confions-nous à la divine Providence.

J’étais à bout d’expédiens, et je ne trouvai aucun argument à opposer à ces derniers mots, que le moine prononça d’un ton fort lamentable. Quelques instans se passèrent. L’ouragan avait son harmonie, et je m’oubliais à l’écouter. Dans les profondeurs du bois gémissaient mille voix éplorées ; les torrens hurlaient en bondissant de roche en roche ; les sapins craquaient comme les mâts d’un vaisseau battu par la tourmente, et sur nos têtes le vent modulait d’étranges notes en sifflant dans les feuillages. L’eau qui coulait sous les pieds de nos chevaux murmurait avec une force croissante. Dans les rares momens où le bruit de la tempête s’apaisait un peu, nous entendions les voix de nos