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qui séduisent d’abord par leurs teintes chaudes et rousses, sont grossiers à côté des gris fins et des noirs intenses de l’encre chinoise ; résistez à l’attrait vulgaire de la sépia et du bistre, et vous en serez récompensés. Vos lavis, plus froids de ton, auront plus de délicatesse et de légèreté ; surtout évitez le maigre, le léché, la minutie patiente, les petits pinceaux à poils tenus, ou vous ferez des dessins de demoiselle, sans largeur et sans force ; prenez-moi un pinceau dont la pointe soit fine, mais dont le corps fasse un peu ventre, qui puisse retenir dans ses flancs la goutte d’eau chargée de matière colorante et fournir une teinte franche et sans reprise ; quant au papier, la question est grave : il faut mettre de côté tout esprit de nationalité, et acheter du papier anglais, qu’on soit Suisse, Allemand, Espagnol ou Français. — Que ce papier soit du Wattman ! Laissez le papier torchon aux escamoteurs qui cherchent leurs effets dans des pâtés de noir, des blancs égratignés, des touches traînées et grenues.

Ici M. Töpffer fait une jolie digression sentimentale sur les degrés d’attachement que peuvent inspirer à l’homme qui s’en sert les objets animés. Le bâton d’encre de Chine, tout couvert de dorures, de dragons bleus et de caractères énigmatiques pour nous, par sa durée, par l’égalité de son service, par sa complaisance à se laisser tourner dans le godet, par la faible odeur ambrée qu’il répand lorsqu’il est échauffé sous les doigts, par mille qualités secrètes et sûres, inspire une amitié mêlée d’estime ; c’est un compagnon fidèle que l’on retrouve toujours tel qu’on l’a laissé : sérieux, tranquille, sans rancune, tenant à votre disposition, comme si vous l’aviez quitté de la veille, toutes ses nuances, depuis le gris de perle le plus imperceptible jusqu’au noir le plus vigoureux. Ce bâton d’encre de Chine sera d’ailleurs votre bâton de vieillesse ; à peine si tous vos essais, tous vos barbouillages, toutes vos cavernes de Fingal et tous vos clairs de lune l’ont diminué d’une ou deux lignes ; il durera autant et plus que vous.

Le pinceau n’est pas d’un commerce aussi sûr : il est plein de hasards et de caprices ; aujourd’hui bon, demain mauvais, il laisse tomber la goutte d’eau qu’on lui confie au plus bel endroit du dessin ; il crache, il éclate, il bavoche, il perd un de ses poils au milieu d’une touche de sentiment, d’autres fois il écarte traîtreusement ses pointes, comme les pivots d’une dent arrachée, sans qu’on puisse les rejoindre en les pressant des lèvres ou en l’appuyant sur le bord du verre, et puis l’on a plusieurs pinceaux ; le pinceau est un favori, et non un ami ; on le prend et on le rejette.

Quant au papier, il ne sert qu’une fois, c’est tout dire : avec lui point d’intimité, point d’habitude, il est passif et ne s’associe en rien à votre travail ; il ne palpite pas sous une main habile, il ne se révolte pas sous une main ignorante, il souffre tout, suivant une expression vulgaire. Cette