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outre les caractères généraux de sa race, présentera les signes de son individualité propre et même de son individualité du jour et du moment ; il sera songeur, joyeux ou renfrogné. Maintenant prenez vingt-cinq peintres habiles et donnez-leur ce baudet pour modèle, vous obtiendrez vingt-cinq baudets complètement différens les uns des autres. Ceux-ci l’auront fait gris, ceux-là roussâtre ; le premier lui aura donné un air austère, le second une physionomie ingénue. Chacun aura fait ressortir le caractère le plus en harmonie avec son talent. Mais faites copier vingt-cinq ânes par un seul peintre, et tous ces ânes se ressembleront, ce qui prouve que les peintres dessinent d’après un modèle intérieur auquel ils plient les formes du modèle extérieur.

Les animaux sont-ils capables de comprendre la peinture ? Un chat qui se voit dans un miroir joue avec son reflet, qu’il prend pour un autre chat ; mais le mouvement complète l’illusion. Se reconnaîtrait-il dans une peinture très bien faite, convenablement exposée et éclairée ? Cela est plus douteux, en dépit des rares exemples qu’on pourrait alléguer ; à coup sûr il ne se reconnaîtra pas dans un simple trait, et l’on aura beau présenter au plus intelligent des chats, même au chat Murr, une feuille de papier où son image sera tracée : il affectera de la méconnaître, tandis que le paysan le plus obtus, l’enfant le moins attentif, le sauvage le plus abruti n’hésitera pas une minute. Mylord, le célèbre bouledogue de Godefroy Jadin, aboyait, il est vrai, avec fureur devant son image peinte par son maître, et tâchait de mordre la toile ; mais Mylord était un chien de lettres élevé parmi des artistes et des poètes, et devenu par cette fréquentation un être presque humain.

Et cependant le trait, quoique ce soit une chose abstraite et de pure convention, ou peut-être à cause de cela, suffit aux conceptions les plus élevées, aux plus nobles besoins de l’art. Donnez à Michel-Ange un bout de fusin et un coin de muraille, et en quelques traits il va faire naître en vous l’idée du beau, du grandiose, du sublime, d’une façon si vive, que rien ne pourra dépasser l’impression de ce charbonnage. Ce grand artiste lui-même n’obtiendra pas de plus grands effets dans un tableau achevé. Entre sa pensée et le public, il n’y a eu que le signe graphique le plus indispensable, et cette simple ligne vous a introduit dans le monde gigantesque, au milieu des créations surhumaines qui peuplent l’ame du peintre.

De ces observations, M. Töpffer tire une conclusion qui nous semble manquer de justesse, savoir : que la ligne est au-dessus de tout, que plus l’art s’élève, moins il a besoin de l’effet et de la couleur. Sans doute on peut, par le dessin seul, réaliser les conceptions les plus nobles et les plus poétiques, et, avec les simples ressources de la grisaille et de la gravure, produire l’impression du beau. Suivant M. Töpffer, à mesure que l’art s’éloigne de son but sévère, il est forcé d’employer des