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Au reste, parmi les critiques de cette époque, Morellet n’est qu’en seconde ligne, c’est Geoffroy qui occupe la première place ; mais Geoffroy n’eut-il pas, en réalité, plus de bonheur que de talent ? Si ses feuilletons, qui seraient peu lus aujourd’hui et qui étaient dévorés entre deux victoires, eurent tant de célébrité, n’est-ce pas parce qu’ils étaient le seul aliment que le despotisme impérial permettait aux lecteurs de journaux ? Je le crains pour la gloire de Geoffroy, qui, après tout, ne fut que l’ombre de Fréron colletant l’ombre de Voltaire.

Malgré tous les critiques en rabat, l’avènement de M. de Châteaubriand fut une date et le commencement d’une ère nouvelle. De son côté, dans le même moment, Mme de Staël remuait les idées avec l’enthousiasme d’une femme et une puissance toute virile. L’imagination reprenait ses droits (hélas ! elle en a singulièrement abusé depuis), de larges horizons s’ouvraient sur la littérature française. C’était comme une renaissance dans la poésie et dans la critique. Alors commença ce mouvement qui aurait pu être si fécond, et qui poussa tant de bons et brillans esprits à remonter aux sources véritables de l’antiquité, à étudier nos propres origines, si long-temps négligées, et les littératures étrangères, si long-temps méconnues. M. Villemain sortit tout armé de ce mouvement. On sait comment il parla et comment il fut écouté. L’on sait aussi que ses leçons, qui eurent tant d’éclat, sont devenues de beaux livres. Comme Mme de Staël avait passé le Rhin, M. Villemain passa le détroit, et il prouva par son exemple qu’on peut s’emparer des richesses d’une littérature étrangère en restant soi-même, en gardant son cachet. Sur ce point, tous les disciples n’ont pas imité le maître, et il en est qui ont oublié plus tard que les littératures ont aussi leur patriotisme.

L’école qui se forma autour de M. Villemain ; et qui entra en lice d’une façon éclatante dans les dernières années de la restauration, se distingua d’abord par son érudition saine et originale. Elle avait étudié et réfléchi, deux conditions dont on veut se passer maintenant et sans lesquelles il n’y a pas de critique possible : la réflexion et l’étude sont l’ame et le cœur de la critique. Cette école se distingua en outre par sa sympathie ardente pour la poésie, et la poésie le lui rendit bien. Poètes et critiques travaillèrent alors à l’œuvre d’un commun accord on chercha ensemble, on s’encouragea mutuellement, en un mot on partit sur le même navire pour la conquête de la même toison d’or. Malheureusement on se sépara dans la traversée, et je n’ai pas besoin de nommer les poètes qui renoncèrent à la grande expédition presque à la sortie du port, et sautèrent à bas du navire pour se jeter chacun sur son radeau et exploiter la côte prochaine. On ne connaît que trop, en effet, nos brillans écrivains d’imagination qui ont préféré à la gloire sérieuse la popularité facile, et qui ont fait du vulgaire, cette terreur