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interminable, appelé Cañada de Marfil ; ce fut seulement quelques heures avant le déclin du jour que j’atteignis la ville, dont je traversai rapidement les rues escarpées pour me diriger sans perdre de temps vers le Cerro del Gigante. La route que j’eus à suivre au sortir de la ville était coupée de ravins et de nombreuses collines. Je ne tardai pas à regretter de m’être engagé dans ces défilés lorsque le soleil commençait à baisser déjà et qu’il restait si peu de jour pour traverser des chemins inconnus. A mesure que nous avancions, la nature devenait de plus en plus sauvage ; des cours d’eau qui écumaient contre les pierres, des corbeaux qui croassaient au-dessus de nous, tels étaient les seuls bruits, les seuls hôtes de ces solitudes.

— Ah ! seigneur, me dit Cecilio en se rapprochant de moi dans un moment de halte où je cherchais à me rappeler les instructions qu’on m’avait données, cet endroit me paraît un vrai coupe-gorge, et le moindre mal qui pourra nous arriver sera de nous égarer pour toute la nuit dans ce labyrinthe de montagnes où le froid me gagne déjà.

Je n’étais pas insensible non plus à la fraîcheur qui commençait à régner dans ces bas-fonds, et je jetai sur mes épaules la manga que le Biscayen m’avait donnée en échange de mon zarape. Je commençais en outre à partager les craintes de mon domestique ; mais je jugeai à propos de ne pas laisser paraître mon inquiétude et je continuai d’avancer, bien sûr du reste d’être dans le bon chemin, quoique l’obscurité s’épaissît de plus en plus. Des ravins pierreux, des roches abruptes, des crêtes dépouillées, s’étendaient devant nous ou se dressaient sur nos têtes. Déjà les montagnes projetaient de longues ombres dans les vallées, le brouillard montait en légers flocons des bas-fonds où murmuraient les ruisseaux jusqu’aux sommités que le soleil éclairait de ses derniers rayons, et le pic du Géant, qui m’avait semblé si rapproché, s’élevait toujours à la même distance, couronné d’une auréole de pourpre et dominant les hauteurs voisines avec une sombre majesté, comme le gardien des trésors mystérieusement enfouis dans les entrailles de la sierra.

— Vous savez le proverbe, seigneur maître, poursuivit Cecilio : tel qui va chercher de la laine s’en retourne souvent tondu. Quelque chose me dit que nous nous sommes engagés dans une aventure fâcheuse. Qui peut être en effet ce don Tomas, que tout le monde connaît sur la route et sur qui nous ne pouvons jamais mettre la main ? Quelque chef de bande, sans aucun doute, qui a ses motifs pour se cacher ainsi, et je crains, continua-t-il en baissant la voix, que ces gorges ne soient pas aussi désertes qu’elles le paraissent. Ah ! Jésus ! n’ai-je pas vu reluire le canon d’une carabine là-haut, parmi ces branchages ?

Je portai involontairement les yeux dans la direction que signalait Cecilio, mais le vent seul agitait les buissons épais qui couronnaient la crête des talus, et que je commençais à ne voir que confusément à travers