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mais la plupart, pliés aux idées de hiérarchie et d’ailleurs fermiers des grands propriétaires, se rangent sous la conduite d’un chef qui leur dicte ordinairement leurs votes et les héberge pendant toute la durée des sessions. Les florins roulent alors par milliers, le vin de Hongrie circule à pleins verres, les cerveaux s’échauffent ; dans le feu de l’enthousiasme, on prend la résolution de vaincre ou de mourir, et l’on se précipite en masse vers la salle du comitat, où l’on emporte d’assaut les suffrages, pourvu que le parti opposé n’ait point jeté sur les tables plus de florins et versé plus de vin de Hongrie. Ces paysans nobles portent dans les corps politiques toute l’ignorance, tous les préjugés des paysans corvéables, et aussi la même indifférence pour les peuples qui ne sont point de leur race, le même mépris pour ceux qui sont en lutte avec la nation magyare.

L’aristocratie titrée domine et gouverne ces agitations du fond de ses châteaux, où elle passe une partie de l’année dans l’appareil d’une féodalité encore puissante. Combien de fois, sur ces routes impraticables le long desquelles de pauvres cultivateurs s’essoufflent à pousser un chariot qui n’avance pas, ne rencontre-t-on point de ces fiers magnats traînés triomphalement par huit chevaux avec une escorte de trente ou quarante domestiques armés ? On sait que le prince Esterhazy, par une vanité ruineuse, entretient à ses frais, pour la garde de ses domaines, un régiment tout entier. Le cas échéant, il serait en mesure de soutenir un siége contre l’empereur d’Autriche ou de faire la guerre aux seigneurs ses voisins. Il mettrait en campagne quelques mille fusils et plusieurs pièces de canon. Naguère, il y a seulement cinquante ans, les conflits de privilèges ou d’intérêts manquaient rarement d’être tranchés ainsi par les armes. Plusieurs magnats ont plus de trois cents domestiques-soldats ; des archevêques et des évêques en possèdent jusqu’à mille, qui, aujourd’hui inoffensifs, font tranquillement sentinelle à la porte de l’église ou du palais épiscopal, mais qui eurent autrefois des mœurs fort belliqueuses.

L’orgueil de cette noblesse féodale qui peut encore dire : mes vassaux et mes sujets, cet orgueil, plus éclairé sans aucun doute que celui des paysans, s’accroît néanmoins outre mesure par le sentiment de cette toute-puissance. Le noble magyare ne connaît point d’égal ici-bas ; il étale aux regards du vulgaire des généalogies pompeuses qui le font remonter à la création ; il est hospitalier et magnifique, mais avec une réserve par laquelle il trahit l’idée toujours présente de sa personnalité. Au fond du cœur, dans le secret de sa conscience, il estime, plus qu’homme du monde après lui, le paysan magyare qui ne l’aborde qu’en lui baisant la main ; il regarde d’en haut la noblesse illyrienne, il marche sur la tête de la noblesse slovaque, et il affecte de ne point reconnaître la noblesse roumaine. Quant aux paysans de ces trois races, le seigneur magyare semble trop souvent ne voir en eux qu’une classe de parias. N’allons point porter dans les châteaux, dans ces brillantes citadelles du magyarisme, l’expression de nos sympathies pour les Illyriens ou les Valaques, car nous y perdrions l’amabilité de nos hôtes ; nous les verrions frémir comme de l’ardeur des batailles, et nous serions exposés à entendre quelque brûlante et lyrique menace contre ces rebelles qui repoussent loin d’eux l’honneur d’être magyarisés.

C’est dans les campagnes, on le voit, que le magyarisme nous apparaîtra sous son moins favorable aspect ; mais l’aristocratie terrienne passe quelquefois ses hivers dans les grandes villes, où elle se trouve mêlée à un élément nouveau : la