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En 1827, au moment même où l’on se réjouissait à Pesth de la fondation d’une académie nationale, les Slovaques, par l’organe du poète Kollar, donnaient le signal de la plus audacieuse insurrection littéraire. Ce n’était pas seulement le slavisme qui s’éveillait pour se prémunir contre les envahissemens de l’idiome magyare, c’était le panslavisme lui-même qui, souriant ironiquement aux efforts d’une population si peu nombreuse, lui disputait son avenir, et qui, affrontant du même coup un autre ennemi, ne craignait pas de porter un défi à l’Allemagne. C’était le colosse dont la Russie est la tête, la Pologne le cœur, la Bohème le bras, et dont les pieds reposent d’un côté sur le Bosphore, de l’autre sur l’Adriatique, c’était le géant slave qui se montrait armé de pied en cap contre le Magyare oppresseur et contre l’Allemand jaloux et perfide. Kollar avait donné à son idée la forme d’un poème épique où la race slave était personnifiée sous le nom de fille de la gloire ou fille slave. Il recherche et retrouve ses traces dans l’Europe presque entière, sur les bords de la Sala, de l’Elbe, du Rhin, de la Moldau et du Danube. Après avoir rassemblé les débris mutilés de ce grand corps, les Bohèmes, les Illyriens, les Polonais, les Russes, il leur fait boire l’oubli de leurs divisions et de leurs haines dans les ondes du Léthé ; puis il les réconcilie. Tous les grands hommes des quatre familles slaves se donnent la main ; mais en même temps les Slaves qui n’ont pas su garder leur nationalité, ceux qui sont devenus Allemands ou Magyares, les grands hommes étrangers qui, dans le passé, ont combattu les nations slaves, sont impitoyablement traînés par le poète sur les bords de l’Achéron, dans le royaume des damnés.

Cette épopée bizarre, publiée par fragmens dès 1827, eut tout l’effet d’un événement politique. Certes, et il faut les en féliciter, les Slovaques n’allaient point, à la suite de leur poète, jusqu’au rêve d’une union avec les Slaves de tout l’univers sous un drapeau unique ; mais leur pensée moins audacieuse avait l’inconvénient grave d’être plus politique et plus immédiatement dangereuse. Sitôt que Kollar, avec ses sentences épiques et sa voix solennelle, les eut tirés du sommeil, ils annoncèrent qu’ils allaient se constituer pour fermer leurs églises, leurs écoles, leurs foyers au magyarisme qui les menaçait. Ils songèrent aussi à s’assurer des alliés, et, par un instinct bien naturel, ils se réfugièrent dans le sein de la nationalité bohème, leur mère bienveillante, qui alors, laborieusement engagée dans les travaux de pure érudition slave, entendit leurs cris de détresse et adopta sans hésitation leur cause. Ce fut même pour les patriotes de Prague, resserrés par la police autrichienne sur un étroit terrain lorsqu’ils voulaient défendre les intérêts nationaux de la Bohème, ce fut une occasion précieuse de donner un libre essor à leurs sentimens de nationalité, car ils combattaient hors de chez eux et seulement pour une tribu de leur race ; puis ils combattaient contre ces Magyares entreprenans et révolutionnaires, dont l’Autriche avait vu le réveil avec crainte et contemplait les progrès avec terreur. On ne s’effraya donc point à Vienne de cette rébellion littéraire des Slovaques ni de la complaisance avec laquelle les Tchèques de la Bohème se précipitaient à leur aide[1].

  1. On a vu, il y a quelques années, un écrivain dont le nom a marqué dans le mouvement libéral et national de la Bohème, le comte Leo de Thun, soutenir à ce sujet une curieuse polémique épistolaire avec un jeune publiciste magyare, M. Pulzky. Cette correspondance a été publiée dans la Revue trimestrielle hongroise, éditée à Leipzig en allemand.