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sent que tous les coups doivent porter là, il frappe donc, il redouble, il est sans pitié. « Le théâtre, écrit-il quelque part, est le miroir de la vie et l’expression du peuple. Le jour que j’y regardai, je trouvai l’image si laide que je brisai le miroir. Vraie colère d’enfant ! Quand le miroir fut en pièces, les mille fragmens me renvoyèrent mille fois l’odieuse image que je voulais anéantir. » Il a beau dire, c’est bien là ce qu’il voulait. Ce miroir, il l’a brisé à dessein, pour montrer à tous les tristes images qui le désolent. Quand on lit les œuvres de ce noble esprit, on est étonné de le voir aux prises, non-seulement avec les vrais poètes, mais avec tel drame, avec telle comédie sans valeur, avec des centaines de pièces ridicules. Pourquoi cette critique que rien ne fatigue ? Parce qu’il voulait dire et répéter sans cesse à ses concitoyens : « Vous n’avez pas de théâtre et vous n’en pouvez pas avoir. Ayez d’abord la liberté politique, ayez une vie publique, ouverte aux grandes émotions, sympathique aux intérêts de tous ; sortez de votre isolement, fraternisez les uns avec les autres, unissez-vous dans un sentiment général, soyez une nation enfin, et le théâtre pourra naître. Jusque-là, voyez dans les morceaux de ce miroir que je brise pour vous tous, voyez à nu, mes frères, votre difformité ! » Voilà ce que Louis Boerne a dit à son pays pendant de longues années, ce qu’il lui a dit sans ménagement, sans pitié, dans ce style vif, ingénieux, hardi, qui a renouvelé la prose allemande et inspiré Henri Heine.

Lorsqu’on sent si vivement le péril d’une situation mauvaise, encore une fois c’est un heureux symptôme. Tandis que Louis Boerne harcelait l’Allemagne avec son audacieuse franchise, un vrai poète travaillait de son côté à restaurer le théâtre. Immermann s’était établi à Düsseldorf, et là, aidé de quelques amis, il ne négligeait rien pour créer une scène vraiment élevée. Si les drames d’Immermann, Alexis, Andreas Hofer, Ghismonda, ne réalisent pas complètement l’idéal qu’il a poursuivi ; si les œuvres désordonnées de Grabbe, Hannibal, le duc de Gothland, Don Juan et Faust, et toutes ses tragédies empruntées à l’histoire des Hohenstaufen, contiennent trop de pauvretés pour quelques inventions où éclate un génie inculte ; si, en un mot, la colonie poétique de Düsseldorf a paru échouer dans son entreprise, gardons-nous bien de méconnaître tant de généreux efforts. Les œuvres d’Immermann ont souri comme d’heureux présages à l’imagination sévère de Louis Boerne. Un des écrivains associés à sa tâche, M. Frédéric Uechtriz, a écrit, sur ces belles et laborieuses années passées à Düsseldorf, deux volumes de mémoires très intéressans, et il est impossible de ne pas concevoir la plus profonde sympathie pour le poète qui dirigeait avec tant d’intelligence et d’enthousiasme la poursuite d’un grand problème littéraire. Quels que soient les succès différens de leurs travaux, Grabbe, M. Uechtriz, d’autres encore, et surtout leur noble chef Immermann ont bien mérité de l’art et de la poésie. On n’est pas inutile à son pays