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ainsi un de nos grands magistrats, il en a fait un voleur et un assassin. L’intrigue de Tartufe est une aventure réelle, et Lamoignon est bien véritablement le modèle de l’homme qui a porté le trouble dans la maison d’Orgon. Il y avait à Châlons-sur-Saône une riche et honorable famille dont le chef, M. Duplessis, fut victime de sa générosité ; un faux ami qui s’était emparé de sa confiance à force de ruses et de grimaces le dépouilla, le tua, et, laissant dans la détresse la veuve et les deux filles, accourut à Paris, où il parvint, grace à sa fortune, aux charges les plus élevées de l’état. Ce misérable n’est autre que le premier président du parlement de Paris, Jean-Baptiste Lamoignon ! Lamoignon a eu dans les mains le manuscrit de Tartufe, il a vu dans l’histoire d’Orgon l’histoire de son propre crime, et, comme il veut savoir à qui Molière doit des renseignemens si exacts, il assiège Madeleine, espérant arracher encore ce secret à la naïve étourderie de la jeune fille. Or, cette Madeleine Béjart est précisément la fille de Duplessis, et le nom qu’elle porte est un faux nom. Tandis que Lamoignon cause avec Madeleine, Armande revient accompagnée de Molière, et Madeleine, craignant une réprimande, se hâte de cacher Lamoignon dans un cabinet de costumes. La scène suivante amène Louis XIV toujours épris d’Armande, et nous voyons la rusée comédienne lui arracher gaiement la permission de jouer Tartufe. Lamoignon, dans son armoire, assiste à cette petite bataille si lestement gagnée, et il en frémit de rage. Enfin, quand tout le monde est sorti, Madeleine le pousse dehors ; mais comment échapper à la vigilance de Molière ? Il faut prendre un costume et se mêler aux acteurs. Le président du parlement de Paris s’enfuit déguisé en Turc.

Le dénoûment approche. Nous sommes au théâtre, dans une antichambre de la loge du roi. Entendez-vous ce bruit confus d’une grande assemblée ? La salle est déjà pleine, et la foule se presse aux portes. Quel moment ! quelle heure solennelle ! N’est-ce pas une des plus glorieuses journées de l’art, et connaissez-vous un sujet plus grand pour inspirer un poète ? On va donner la première représentation de Tartufe ! — Mais silence ! Molière paraît,… je veux dire le Molière de M. Gutzkow. Il porte l’habit et la perruque de Lamoignon, car il importe que la vengeance soit terrible et que l’assassin de Duplessis soit désigné à l’exécration publique. La ressemblance est si complète, que tous les ennemis de Molière, Chapelle, Dubois, Lefèvre, M. de Lionne, prennent d’abord le poète pour le président et ne le reconnaissent qu’avec peine. Bientôt Lamoignon arrive, et cette fois c’est lui qui va passer pour l’auteur de Tartufe et recevoir les complimens du roi. Ces quiproquos se prolongent assez long-temps, jusqu’à ce que Lamoignon et Molière se rencontrent dans un entr’acte. Là, le poète immortel du Misanthrope, enflant sa voix comme un héros de mélodrame, met sous