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en péril le vieil équilibre du globe. La civilisation en est arrivée à la plus inattendue de ses périodes, l’âge du papier. » Le spirituel bibliographe a raison, car la production du papier a pris un tel développement, que ce qui s’en fabrique en France dans le cours d’une année suffirait à mettre le royaume sous enveloppe. Ce calcul a été établi par l’un de nos principaux fabricans. Que de feuilles et de rames ne faut-il pas, en effet, pour suffire à la consommation de ces presses toujours actives, dont la vapeur vient encore redoubler l’activité, et qui nous donnent, dans les quinze ans qui nous occupent, une moyenne annuelle de 5,862 volumes ou brochures, éditions nouvelles ou réimpressions, non compris les périodiques, c’est-à-dire les journaux et les revues, soit un total de 87,930 ! Or, en supposant en moyenne à chaque ouvrage deux volumes et demi, ces 87,930 ouvrages donnent environ 220,000 volumes, et, en portant chaque édition à douze cents exemplaires, ce qui certes est bien restreint, on arrive au chiffre total de 264 millions de volumes. Ce premier chiffre une fois posé, voyons comment la production s’est répartie entre les diverses branches des connaissances humaines, et, en fouillant dans ce passé qui nous touche encore et qui pourtant est déjà si loin, cherchons ce qui reste de tant de livres entrés dans le monde au bruit de mille fanfares, de tant d’essais qui, patiemment mûris, auraient pu faire des œuvres durables, de tant d’utopies qui promettaient le bonheur, de tant de rêves poétiques qui promettaient la gloire.


II.

La première science qui se présente à nous est celle qui traite de Dieu mis en rapport avec l’homme par la révélation. Les bibliographes, quand ils ont dans cette série à classer d’anciens livres, comptent ordinairement six grandes sections, qui sont : l’Écriture sainte, la liturgie, les sermonnaires, les catéchistes, les mystiques, les apologistes, auxquels on ajoute, comme appendice, les théologiens hétérodoxes et les illuminés. Nous suivrons les bibliographes, et nous nous arrêterons d’abord à l’Écriture sainte, car c’est là l’éternel point de départ.

Au XVIIe siècle, la publication, la traduction des textes bibliques agitait le monde et armait les peuples ; au XVIIIe siècle encore, c’était la source d’ardentes discussions, et Moïse se trouvait sans cesse aux prises avec les encyclopédistes. Aujourd’hui il s’est fait de ce côté un apaisement complet : tandis que les sociétés bibliques de l’Angleterre inondaient le monde entier de leurs publications et répandaient, de 1827 à 1846, 19,771,770 exemplaires de la Bible, tandis que le protestant Daniel Kieffer, savant orientaliste né à Strasbourg, traduisait l’Ancien Testament en langue turque et distribuait pour sa part, dans la seule année 1832, 160,000 exemplaires des saintes Écritures, le clergé catholique abandonnait aux éditeurs de livres illustrés la propagande biblique[1]. Le succès qui couronna ce nouvel empiétement de l’illustration excita l’émulation des spéculateurs, et on vit paraître, entre les Femmes de Shakespeare et les Belles Femmes

  1. Une maison de Paris, qui a publié de 1824 à 1836 une Bible en 3 volumes in-4o au prix de 75 francs, est parvenue, en appliquant à ce livre l’offre à domicile, à en placer 65,000 exemplaires, représentant une valeur de 4,875,000 francs.