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Mme Claire Demar, terminait sa vie par un suicide. Le public réfléchit, s’attrista, s’effraya de ces attaques contre la famille, de cette mort violente d’une jeune femme qu’un enthousiasme irréfléchi pour des théories téméraires avait jetée dans le désespoir. Le père lui-même, renonçant à propager sa doctrine en France, donna ordre à ses enfans de se disperser aux quatre coins du globe. Les plus aventureux se mirent en route. Le père alla offrir au vice-roi d’Égypte ses talens d’ingénieur pour le barrage du Nil, qui ne fut point barré, et le percement de l’isthme de Suez, qui ne fut point percé. Quelques années plus tard, les jeunes missionnaires se retrouvaient tous à Paris, convertis à cette civilisation qu’ils avaient si rudement attaquée : c’est là l’inévitable dénouement de nos hérésies sociales ; mais, plus heureux que M. l’abbé Châtel, qui n’eut qu’un bureau de poste, ils ont avantageusement remplacé leurs fonctions de dieux et de messies par des fonctions plus positives et surtout mieux rétribuées. Les sectateurs du dieu père et mère sont rentrés dans le giron de l’église et de l’administration ; nous en savons même qui sont marguilliers, nous pourrions citer la paroisse.

L’histoire du fouriérisme n’est ni moins instructive ni moins piquante que celle du saint-simonisme. Comme Saint-Simon, Fourier vivait sous l’empire. Son premier livre, la Théorie des quatre mouvemens, parut à Lyon en 1808 ; mais ce ne fut qu’en 1824, au moment où s’organisait aussi le saint-simonisme, qu’il rallia quelques disciples. La révolution de juillet, qui donna carrière à tous les rêveurs, surexcita les espérances de la secte phalanstérienne, et elle commença une propagande active par les journaux, les brochures, les tournées en province et les réunions gastronomiques. Le premier de ses journaux, la Réforme industrielle, fut dirigé par Fourier lui-même et s’éteignit après deux ans, comme le Producteur et le Globe des saint-simoniens, comme le Réformateur de M. Châtel. La Phalange, fondée en 1836, mourut en 1842, pour faire place à la Démocratie pacifique, qui est aujourd’hui l’évangile de l’école. À côté des journaux, on compte, outre une édition des œuvres complètes de Fourier, une soixante d’ouvrages, dont les plus importans sont dus à M. Victor Considérant, le principal publiciste, le grand théoricien et le libraire de l’école. Une vingtaine d’écrivains environ, parmi lesquels deux dames, ont travaillé pour la littérature phalanstérienne, et cette littérature a aujourd’hui un dépôt spécial à Paris : c’est la librairie sociétaire, qui se charge en outre au comptant, comme dit le catalogue, de la commission pour tous les ouvrages publiés en dehors d’elle. Nous ne demanderons pas aux phalanstériens quelles sont les applications pratiques, les améliorations positives qui sont sorties de leurs théories ; ils nous répondraient comme le père des saint-simoniens aux jurés : Que l’étroite portée de notre esprit bourgeois ne nous permet pas de comprendre. Nous leur demanderons seulement : Qu’avez-vous fait des doctrines du maître, de sa verve, de son style souvent éclatant, de sa colère sincère, et surtout de sa profonde originalité ? Qu’est devenue cette cosmogonie fantastique que l’ardent rêveur défendait avec la passion d’un illuminé ? Où sont, dans vos brochures, ses bayadères et ses sœurs de la Miséricorde, personnel indispensable de tout phalanstère ? Vous avez sacrifié la cosmogonie à la science ; les danseuses des bals publics ont détrôné, dans vos feuilletons, les bayadères. Quand vous célébrez l’anniversaire de la naissance de Fourier, vous remplacez les merveilles de la gastrosophie, les jeux culinaires de l’humanité, par de modestes dîners à cinq