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traversant la plaine couverte d’herbes sauvages brûlées par le soleil, j’admirais l’emplacement de l’ancienne ville, si puissante et si magnifique, aujourd’hui réduite à cette langue de terre informe qui s’avance dans les flots et où se sont accumulés les débris de trois bombardemens terribles depuis cinquante ans. On heurte à tout moment du pied dans la plaine des débris de bombes et des boulets dont le sol est criblé.

En rentrant au pavillon où j’avais été reçu le matin ; je ne vis plus d’amas de chaussures au bas de l’escalier, plus de visiteurs encombrant le mabahim (pièce d’entrée) ; on me fit seulement traverser la salle aux pendules, et je trouvai dans la pièce suivante le pacha qui fumait, assis sur l’appui de la fenêtre, et qui, se levant sans façon, me donna une poignée de main à la française. « Comment cela va-t-il ? Vous êtes-vous bien promené dans notre belle ville ? me dit-il en français, avez-vous tout vu ? » Son accueil était si différent de celui du matin, que je ne pus m’empêcher d’en faire paraître quelque surprise.

— Ah ! pardon, me dit-il, si je vous ai reçu ce matin en pacha. Ces braves gens qui se trouvaient dans la salle d’audience ne m’auraient point pardonné de manquer à l’étiquette en faveur d’un Frangi. A Constantinople, tout le monde comprendrait cela ; mais ici nous sommes en province.

Après avoir appuyé sur ce dernier mot, Méhmet-Pacha voulut bien m’apprendre qu’il avait habité long-temps Metz en Lorraine comme élève de l’école préparatoire d’artillerie. Ce détail me mit tout-à-fait à mon aise en me fournissant l’occasion de lui parler de quelques-uns de mes amis qui avaient été ses camarades. Pendant cet entretien, le coup de canon du port annonçant le coucher du soleil retentit du côté de la ville. Un grand bruit de tambours et de fifres annonça l’heure de la prière aux Albanais répandus dans les cours. Le pacha me quitta un instant, sans doute pour aller remplir ses devoirs religieux ; ensuite il revint et me dit : — Nous allons dîner à l’européenne.

En effet, on apporta des chaises et une table haute, au lieu de retourner un tabouret et de poser dessus un plateau de métal et des coussins autour, comme cela se fait d’ordinaire. Je sentis tout ce qu’il y avait d’obligeant dans le procédé du pacha, — et toutefois, je l’avouerai, je n’aime pas ces coutumes de l’Europe envahissant peu à peu l’Orient ; je me plaignis au pacha d’être traité par lui en touriste vulgaire.

— Vous venez bien me voir en habit noir !… me dit-il.

La réplique était juste ; pourtant je sentais bien que j’avais eu raison. Quoi que l’on fasse, et si loin que l’on puisse aller dans la bienveillance d’un Turc, il ne faut pas croire qu’il puisse y avoir fusion entre notre façon de vivre et la sienne. Les coutumes européennes qu’il adopte dans certains cas deviennent une sorte de terrain neutre où il nous accueille sans se livrer lui-même ; il consent à imiter nos mœurs comme