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on a vu aussi le gouvernement, dans plusieurs questions d’appel, rendre justice aux paysans et leur donner raison contre les prétentions des propriétaires, surtout dans les villages où les paysans sont de race allemande et les propriétaires de race polonaise. Toutefois, on peut le dire, ces procédés plus humains, cette conduite plus équitable, n’ont été, de part et d’autre, que des exceptions, et les causes nombreuses d’irritation amoncelées par le temps dans les cœurs ont dû produire à la fin une situation intolérable et mettre le pays en présence d’une guerre sociale.

En effet, au mois de janvier de l’année 1846, l’exaspération était au comble, et comme toutes les charges, même les charges publiques, semblaient aux esprits égarés dépendre exclusivement du caprice des seigneurs, c’est sur la noblesse que toutes les haines étaient concentrées. Les bruits les plus étranges circulaient de village en village, et de sombres pressentimens y répandaient la terreur. Pourtant on n’allait point jusqu’à songer à cet acte insensé de vengeance qui devait avoir lieu un mois plus tard. Les paysans, au lieu de menacer, en étaient encore à redouter un péril nouveau et prochain. On le croirait à peine, ils s’attendaient à être bientôt attaqués et massacrés par leurs maîtres, et des villages entiers, malgré les rigueurs de l’hiver, campaient la nuit dans les bois[1]. Les imaginations effrayées ajoutaient à ces récits lugubres les contes les plus invraisemblables. La corvée était abolie depuis sept ans par un acte impérial, et les propriétaires avaient tenu ce bienfait secret pour prolonger à leur profit l’effet de lois devenues odieuses. Tout cela, croyait-on, était entièrement contraire aux intentions généreuses de l’empereur. Évidemment il ne le savait pas ; car, s’il l’avait su… On affirma bientôt que l’empereur n’ignorait plus rien, que son chagrin était extrême, et enfin que, dans sa munificence sans égale, il venait de joindre à l’abolition déjà ancienne de la corvée l’abolition des commandemens de Dieu ! Ces bruits, ces terreurs, ces espérances, concouraient avec cette regrettable insurrection politique dont on connaît l’issue. Les paysans ne doutèrent pas que ce ne fût le signal de l’extermination générale dont ils se croyaient menacés ; ils y répondirent aveuglément et cruellement par ces massacres qui ont frappé près de deux mille têtes.

La plaie faite au pays par une longue oppression suivie de si terribles épreuves est si profonde, que la nouvelle loi pour le rachat des corvées est à peu près inutile aujourd’hui à la Gallicie. Que feront les seigneurs privés de la main-d’œuvre gratuite, eux qui sont en général ruinés par l’usure et sans capitaux ? Et comment parviendront-ils à se racheter, tous ces paysans qui ne possèdent point une ferme assez étendue pour en céder au domaine seigneurial la partie équivalente à leurs obligations ? En est-il un grand nombre à qui leurs épargnes permettent de se libérer en numéraire ? Enfin, avec l’attitude hostile des deux classes, avec ces vengeances mal éteintes d’un côté, avec ces terreurs et aussi ces rancunes bien naturelles de l’autre, que de maux peuvent encore naître

  1. Un témoin oculaire l’affirme dans une brochure singulièrement empreinte de couleur locale et intitulée la Vérité sur les évènemens de la Gallicie.