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Ici j’hésite à parler et j’hésite à me taire : que dire, sinon s’écrier, en prenant le chaste et brûlant langage de Racine :

Dans quels égaremens l’amour jeta la Grèce !


Mais, plus cet amour nous semble étrange en ses égaremens, plus il est beau de le voir se purifier entre les mains de Platon. Oublions qu’Alcibiade assiste au banquet ; oublions que Platon prend l’amour tel qu’il est dans la Grèce, et ne voyons qu’où il le conduit. Quelle merveilleuse analyse et comme il prend tour à tour tous les instincts de l’amour pour les spiritualiser ! Comme il les arrache à la terre pour les élever au ciel ! Ne craignez qu’il en néglige un seul comme trop grossier et indigne de la philosophie : il sait l’art de les transformer. Oui, l’objet de l’amour est la génération ; mais qu’est-ce que la génération elle-même, si ce n’est la perpétuité de la nature humaine ? C’est par là que l’humanité dure et s’immortalise sur la terre[1], mettant ce qui naît à la place de ce qui meurt, effaçant les vieillards qui tombent sous les jeunes gens qui fleurissent. « Et ne nous étonnons plus que tous les êtres attachent tant de prix à leurs rejetons, puisque l’ardeur de l’amour dont chacun est tourmenté sans cesse a pour but l’immortalité. »

Ce besoin d’immortalité que Platon découvre dans les instincts de l’amour et qui les ennoblit, c’est la beauté surtout qui l’excite. Mais quoi ! qu’est-ce que la beauté ? Est-ce seulement la beauté des corps, celle que donnent et qu’emportent les années ? Non. Si Platon est trop Grec pour dédaigner la beauté des corps, il est trop philosophe pour ne priser que celle-là : aussi, arrachant bientôt ses convives aux idées de leur temps et de leur âge, Socrate (car c’est lui qui parle) élève leurs regards de la beauté des formes à la beauté des sentimens, de la beauté des sentimens à la beauté des idées, jusqu’à ce qu’ils atteignent à l’idée suprême du beau. La beauté du corps n’est que le premier degré de cette échelle du beau qui commence sur la terre et qui aboutit aux cieux, et, à mesure que nous montons ces degrés divins, l’idée du beau qui monte devant nous et qui nous appelle se transfigure et se purifie. Voyez comme elle se dépouille peu à peu des enveloppes périssables du corps, du sexe, de l’âge, du pays, différences illusoires et fugitives qui trompent les yeux du vulgaire et lui cachent l’éternelle unité du beau. À cette hauteur, la beauté de l’ame est tout, celle des formes n’est plus rien. Heureux donc celui qui, instruit des vrais mystères de l’amour, s’élève, dans ses contemplations, jusqu’au sommet merveilleux où réside la beauté souveraine, celle qui n’a ni naissance, ni fin, qui ne connaît ni l’accroissement, ni la décadence, qui n’a point de formes ni de

  1. Pages 307 à 310.