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dans la poésie épique ou dramatique. Il fallait, pour qu’elle eût son efficacité, d’autres mœurs et d’autres idées.

L’histoire de l’influence de l’amour platonique a, depuis l’ère chrétienne jusqu’au XVIIe siècle, trois phases diverses que je dois indiquer rapidement. Je désigne ces trois phases par quelques grands noms : 1° les pères de l’église ; 2° Dante et Pétrarque ; 3° enfin les platoniciens en Italie au XVe siècle.

Les pères de l’église ont eu presque tous pour Platon une grande prédilection. Saint Augustin disait qu’en changeant bien peu de chose les platoniciens seraient chrétiens[1]. En effet, la doctrine de Platon sur l’amour et sur la beauté conduit naturellement à l’amour de Dieu. Cette beauté souveraine et immortelle, cette beauté qui est toujours une et toujours la même, qu’est-ce autre chose que Dieu ? Et cette manière de s’élever du fini à l’infini, ce dépouillement de tout ce qui est passager et périssable, n’est-ce pas une doctrine toute chrétienne ? Ces pieuses extases de l’amour en face de la beauté éternelle, ces enfantemens de la vertu et de la vérité une fois que l’ame est entrée en commerce avec Dieu, tout cela, qui est de Platon, est aussi des pères et des docteurs de l’église. Le mysticisme, c’est-à-dire la transformation chrétienne du platonicisme, prend place dans la théologie. Il y a, de saint Augustin jusqu’au XVIIe siècle, une chaîne et une tradition continues d’idées mystiques dont l’origine remonte à Platon : saint Denis l’aréopagiste, qui crée et qui organise la hiérarchie du monde mystique, mène à Scot Érigène[2] ; Scot Érigène, qui pousse imprudemment le mysticisme vers la philosophie, mène à saint Bernard, qui le ramène à la foi chrétienne ; saint Bernard mène à Gerson, Gerson à sainte Thérèse, en passant par l’Imitation dont Gerson mérite d’être l’auteur, et sainte Thérèse enfin à Fénelon, qui croit affermir et embellir la foi chrétienne en la faisant résider dans l’amour. Que de fois, en ouvrant au hasard un de ces auteurs, ne croit-on pas lire un commentaire du Banquet ? Le langage est souvent bizarre, prétentieux, obscur ; cependant la beauté de

  1. Quand on lit le passage de saint Augustin, on voit que ce peu est tout. Saint Augustin dit que, si les platoniciens avaient été éclairés par la lumière de la révélation, ils n’auraient eu que bien peu de chose à changer à leur doctrine pour la conformer au christianisme ; mais, entre le platonicisme et le christianisme, il y a toujours, selon saint Augustin, l’intervalle de la révélation. Si le platonicisme prépare au christianisme, il n’y supplée pas. « Si hanc vitam illi viri (Platon et ses disciples) nobiscum rursùs agere potuissent, viderent profectò cujus autoritate faciliùs consuleretur hominibus, et paucis mutatis verbis et sententiis, christiani fierent, sicut plerique recentiorum nostrorumque temporum platonici fuerunt. » (Œuvres de saint Augustin, édition Gaume, t. Ier, p. 1212, De verâ retigione, chap. 7.)
  2. « Extasim facit amor ; amatores suo statu demovet ; sui juris esse non sinit, sed in ea quae amant penitùs transfert. » (Saint Denis l’aréopag., De divinis nominibus, ch. 4..)