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à la hauteur de sa mission, et, malgré ses emportemens, il sauvait sa dignité, parce qu’il se dévouait à la discussion des principes et des grands intérêts, et que la politique était toujours pour lui l’affaire dominante. Bientôt, malheureusement, la politique fut subordonnée à l’exploitation industrielle. En réduisant considérablement le prix de certaines feuilles quotidiennes, en créant la presse à 40 francs, ce qui n’était après tout qu’une heureuse innovation, si l’on avait su s’arrêter à temps, on fut amené fatalement à chercher d’abord des abonnés pour couvrir des frais énormes et allécher les actionnaires par de gros dividendes. Jusqu’alors on s’était adressé surtout aux convictions du public, on s’adressa bientôt à sa curiosité ; on n’avait parlé qu’à la raison des hommes, on parla, pour faire des abonnemens nouveaux, à la sensibilité des femmes. De là, dans la presse quotidienne, l’invasion du roman-feuilleton, invasion déplorable pour la presse elle-même au simple point de vue de ses intérêts matériels, pour le public et pour le talent des écrivains ; — déplorable pour la presse, car elle a imposé aux administrations des journaux des sacrifices souvent ruineux pour s’assurer la collaboration de tel ou tel romancier en vogue, elle a créé une masse flottante d’abonnés qui suivaient de feuille en feuille, sans s’arrêter aux nuances des opinions, leur conteur favori, et elle a fait dépendre le succès d’un journal du succès d’un feuilleton ; — déplorable pour le public, car elle a détourné son attention des lectures sérieuses, elle en a fait un grand enfant qui préfère son amusement à tout le reste, elle a dépravé son goût, blasé son esprit, et popularisé par une publicité immense tous les excès, tous les écarts d’imaginations sans règle et sans frein ; — déplorable enfin pour les lettres, car elle a complètement détrôné la critique sérieuse, elle a dégradé l’art en en faisant un métier, elle a tué dans leur germe bien des idées heureuses ; elle a épuisé les écrivains par une production incessante et forcée. Voilà bien des récriminations sans doute, mais nous ne croyons pas être trop sévère, et nous ne faisons que répéter ici ce que tant d’autres, ce que le public lui-même avait dit avant nous, tout en se laissant prendre aux romans-feuilletons et aux comptes-rendus des procès criminels, qui ont envahi, comme les romans, les colonnes de nos journaux quotidiens, au grand détriment de la discussion sérieuse, de la littérature et de la morale.

Les feuilles quotidiennes, qui forment la réserve de la presse, ont été flanquées, depuis vingt-cinq ans, par une nuée de petits journaux, qui, pour combattre avec des armes légères, n’en ont pas moins porté des coups souvent redoutables. Ce genre éminemment français est au journalisme sérieux ce que le vaudeville est à la haute comédie de mœurs. Laissant généralement de côté les grandes questions de la politique, ces petits journaux s’attaquent principalement aux ridicules et aux personnes. Toutes les individualités excentriques que le hasard ou l’intrigue élèvent sur un piédestal usurpé sont par eux immolées avec une implacable ironie, et il s’est dépensé de ce côté plus de verve et d’esprit qu’il n’en eût fallu dans d’autres temps pour assurer la renommée de vingt pamphlétaires, mais, par malheur aussi, plus de cynisme et de médisance qu’il n’en fallait pour compromettre la liberté. Le Figaro, qui se débita en 1827 à 20,000 exemplaires dans un seul jour pour Paris seulement, est le doyen de cette presse légère, dont les organes les plus malignement indiscrets ont été, depuis 1830, la Caricature, le Charivari et le Corsaire. C’est là que viennent d’ordinaire faire leurs premières armes les romanciers qui n’ont point encore de