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questions de poésie et d’art étaient soulevées et débattues. L’homme qui dirigeait ce mouvement, qui le personnifiait, était Alexandre Pouchkine. L’appréciation de ses écrits est donc en quelque sorte l’appréciation même de la littérature russe contemporaine dans ses débuts, dans sa jeunesse féconde et dans sa période la plus récente.


I.

Dans les pays d’ordre et de discipline militaire, l’indépendance de certains esprits dégénère quelquefois en une susceptibilité ombrageuse, intraitable. Leur imagination, excitée par mille entraves, les emporte à travers les champs d’une liberté impossible, renversant ou brisant dans sa course toutes les barrières que les mœurs, la bienséance et la morale tenteraient de lui opposer. Tel se présente Pouchkine au début de la vie. Le sang africain de son aïeul, pour être mêlé dans ses veines au sang moscovite, n’avait rien perdu de sa chaleur native[1]. Ennemi du travail et de la réflexion, impérieux, léger, versatile, Alexandre Pouchkine rachetait ces défauts par les nobles élans d’une nature généreuse et passionnée. Dans ses traits mêmes, on reconnaissait, avec l’empreinte de la race africaine, tous les signes d’un caractère indomptable. Il avait la tête forte et le front ombragé d’une forêt de cheveux épais et crépus. Son nez, recourbé en bec de vautour, était brusquement aplati par le bout, ses lèvres étaient proéminentes ; mais le regard vif et impérieux donnait à l’ensemble de sa physionomie une singulière expression de grandeur et de fermeté. Mieux encore que le regard, la parole animée et brillante faisait dans Pouchkine reconnaître le poète.

On comprend qu’il n’était pas donné à une nature semblable de se plier à la vie disciplinée et laborieuse de l’école. Entré en 1811 au lycée de Tsarkoe-Sélo, Pouchkine passa à lire en cachette Goethe et Voltaire le temps qu’il eût dû consacrer aux études classiques. Déjà il s’exerçait à l’épigramme et rimait quelques essais poétiques fort applaudis de ses condisciples ; la supériorité de son esprit et l’énergie de son caractère se révélèrent à la fois durant les sept années qu’il passa à Tsarkoe-Sélo. Subjugués par l’ascendant de cette vive intelligence, ceux qui entouraient Pouchkine acceptèrent sans trop d’opposition les prétentions de son caractère despotique, et le poète s’accoutuma ainsi de bonne heure à la domination et à l’indépendance. Bientôt sa renommée naissante

  1. M. Serge Pouchkine, père du poète, appartenait à l’une des plus anciennes familles de l’empire. Il épousa la petite fille du nègre Annibal, favori de Pierre Ier, d’abord capitaine du génie, ensuite général en chef, décoré des ordres de Russie, et mort presque centenaire sous le règne de l’impératrice Catherine II. Alexandre Pouchkine naquit de cette union en 1799.