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Ils l’ignorent. Pour eux, les temps sont un mystère ;
Comme l’oiseau des airs, ils passent sur la terre.
Qu’ont-ils besoin de plus, et que leur fait, au fond,
Qu’ils viennent de l’aurore ou du couchant ? Leur front
A pour toit le ciel pur où brillent les planètes ;
Pour lit, le bord du fleuve ou des mers inquiètes :
Et puis ils ont leurs chants, le soir, devant leurs feux,
Leurs chants d’amour, ardens, libres, impétueux,
Qui donnent au plaisir les accens du délire
Et demandent le bruit du fer au lieu de lyre.


Tels sont les Bohémiens de Pouchkine. Le camp d’une de ces peuplades nomades venait de se livrer au sommeil ; les feux s’éteignaient ; la lune, montée sur l’horizon, éclairait de ses blanches lueurs un vieillard assis devant des charbons fumans qu’il ranimait. Ce vieillard attendait le retour de sa fille, la jeune Zemphirine, attardée ce soir-là dans la campagne. Elle paraît bientôt, accompagnée d’un étranger qu’elle présente à son père. « Mon père, lui dit-elle, je t’amène un hôte. Je l’ai rencontré derrière un tertre dans le désert, et l’ai engagé à passer la nuit dans notre camp. Comme nous, il veut vivre en liberté ; la loi le proscrit, mais je serai son amie. Il se nomme Aléko ; il me suivra partout où je voudrai. » C’est bien là le langage d’une passion naïve et qui ne connaît pas d’obstacles. Zemphirine avoue son amour comme elle avouerait le plus innocent caprice ; elle parle d’Aléko comme elle parlerait d’un oiseau, d’une gazelle favorite. On devine la réponse du vieillard. L’étranger est reçu dans la tente, et devient l’heureux époux de l’alerte jeune fille. Deux ans se passent. Aléko est toujours amoureux de Zemphirine, lorsqu’un matin, celle-ci, auprès d’un berceau, se met à chanter une étrange chanson d’amour. La jalousie entre au cœur de l’époux ; il se plaint au vieillard : celui-ci lui rappelle quelles sont les mœurs des tribus bohémiennes et lui raconte sa propre histoire. La femme qu’il avait épousée, la mère de Zemphirine, l’a quitté, lui aussi, après avoir vécu un an sous sa tente, pour suivre un jeune Bohémien. On comprend qu’Aléko ne se laisse point désarmer par ce récit : le proscrit européen ne saurait partager la résignation philosophique du vieillard ; il surprend Zemphirine à un rendez-vous.nocturne, et frappe les deux amans. Le jour se lève ; la foule des Bohémiens entoure le meurtrier et ses victimes. Les femmes s’approchent pour baiser les yeux des morts ; puis, lorsque les cérémonies funèbres sont terminées, le père de Zemphirine aborde Aléko, qui regarde en silence : « Quitte-nous, homme orgueilleux, lui dit-il ; nous sommes sauvages, nous n’avons besoin ni de sang ni de soupirs, mais nous ne voulons pas vivre avec un assassin ! Tu ne comprends point la vie nomade, tu ne veux de liberté que pour toi ; ta vue nous ferait horreur !