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arrivée par l’espèce de psalmodie qu’emploient les Poitevins et les Mainiaux pour arauder[1] leurs boeufs. Presque aussitôt une femme sortit, échangea avec lui quelques paroles, puis rentra. Lorsqu’elle reparut, son nouveau costume et sa démarche lui donnaient toutes les apparences de la grossesse.

— Il y a ici près des postes républicains qui auraient pu me reconnaître et nous arrêter, me dit alors mon guide ; mais ils ne vous diront rien quand ils vous verront avec une tête blanche qui va devenir nourrice. Ayez soin seulement de regarder les bleus en face quand vous passerez et de ne point presser le pas.

Je suivis le conseil, et nous arrivâmes sans difficulté à une friche où ma conductrice me remit aux soins d’un enfant occupé à fabriquer des sifflets d’écorce de frêne. Celui-ci me conduisit, à travers champs, jusqu’à la porte d’un moulin, où il me laissa après avoir fait entendre un certain nombre de sifflemens cadencés. Un garçon meunier arriva alors avec sa corde et sa faucille, comme pour couper de l’herbe, me fit signe de le suivre, et nous descendîmes ensemble vers les prairies ; mais nous rencontrâmes peu après un émondeur avec lequel mon guide échangea quelques mots qui lui firent rebrousser chemin. Arrivé à une petite auberge isolée, il me confia à un charbonnier, qui prit encore une autre direction. Il était évident que Jambe-d’Argent, poursuivi par les bleus, avait été forcé de quitter les Gennétés, et que nous errions à sa recherche. Enfin, après plusieurs nouveaux changemens de conducteurs et beaucoup de détours, nous arrivâmes le soir à un placis au milieu duquel s’élevait une cahutte de sabotier. C’était là que le blessé venait d’être transporté.

Je le trouvai couché dans un coin de la cabane, sur un lit de feuilles sèches recouvert de peaux de chèvres. Il venait de tomber dans un assoupissement léthargique. Je fis signe de ne pas le troubler, et je m’approchai avec émotion. Ses traits n’avaient rien perdu de leur mâle noblesse. Quelques mèches de cheveux que le sang figé collait à ses tempes en faisaient seulement ressortir la pâleur. Ses lèvres entr’ouvertes étaient frissonnantes, sa respiration ressemblait à un râle. Je restai quelque temps debout près du lit, effrayé de ces lugubres symptômes ; mais peu à peu les voix des chouans, qui s’étaient tus à mon entrée, s’élevèrent de nouveau et finirent par attirer mon attention. Ils étaient huit ou dix, assis à l’autre bout de la hutte, le sabre sur la cuisse et le fusil entre les genoux. Les lueurs vacillantes d’un feu de bruyère donnaient à ce groupe un caractère si étrange, que mon regard s’y arrêta involontairement. Sauf Coeur-de-Roi, je voyais alors

  1. Dans le Poitou et dans le Maine, on chante aux boeufs, lorsqu’ils tirent la charrue, une sorte de complainte qui, au dire des paysans, les excite et les encourage. C’est ce qu’on appelle arauder.