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usurpent quelques instans la popularité, et qui rentrent bientôt dans l’ombre pour n’en plus sortir. Jamais on n’a dressé plus d’embuscades, plus de guet-apens à la gloire, mais jamais aussi ce travail infaillible de l’opinion, qui dégage d’une manière si nette et si ferme ce qu’il y a de vrai et de faux dans les idées humaines, jamais ce travail n’a été plus rapide et plus sûr ; jamais la postérité n’a commencé plus vite pour les vivans, et, en fouillant cette immense bibliothèque qui depuis quinze ans s’est amoncelée autour de nous, il semble qu’on parcourt un vaste cimetière, pavé de tombes, où quelques noms seulement se lisent de loin en loin sur les sépulcres, au milieu d’épitaphes à demi effacées.

Les bibliographes donnent, pour prolégomènes aux belles-lettres, les grammaires, les cours et les traités de littérature. Les grammaires sont de jour en jour plus nombreuses, et, ce qui les distingue avant tout, ce sont les barbarismes et les solécismes qui s’étalent souvent sur le titre même. Il semble que les professeurs de langues, comme les professeurs de morale, ne se croient point obligés de pratiquer ce qu’ils enseignent, et bon nombre d’entre eux se montrent trop disposés à offenser la syntaxe, qui les nourrit[1]. Quant aux traités de littérature dans le genre de ceux de La Harpe et de Le Batteux, ils ont disparu pour faire place aux manuels compactes et aux répertoires élémentaires. Ces sortes d’ouvrages ont considérablement gagné depuis quelques années, et quelques-uns s’élèvent souvent par leur valeur réelle au-dessus de leur modeste destination. Les livres élémentaires sont malheureusement devenus pour la plupart des membres du corps enseignant une spécialité tout-à-fait exclusive, et la production dans ce genre est tellement active que, dans la seule année 1840, cinq cent cinquante et un ouvrages, y compris les livres destinés à l’instruction primaire, ont été présentés à l’approbation du conseil royal de l’Université.

La littérature antique, grecque ou latine, contre laquelle il s’était opéré, vers 1830, une réaction violente, parait depuis quelque temps reprendre faveur. Les grandes collections d’auteurs classiques, les Bibliothèques latines-françaises, les Bibliothèques grecques, trouvent dans le public un accueil bienveillant, et les gens de lettres, les gens du monde même, ont fort heureusement abordé l’étude de l’antiquité, qui fut long-temps monopolisée par les professeurs. L’art de traduire le grec ou le latin s’est singulièrement perfectionné ; mais, par une contradiction bizarre, si nous comprenons mieux le latin, nous l’écrivons plus mal. Cette latinité fleurie, correcte et vraiment antique du XVIIe siècle, à laquelle les bénédictins, les jésuites, les oratoriens prêtèrent tant de grace et d’élégance, a fait place à une langue de convention, à un latin de professeurs, qu’on appelle à tort en termes de collège le bon latin, et qui cause une étrange surprise aux savans d’outre-Rhin ou aux savans italiens restés fidèles aux traditions cicéroniennes. M. Dübner, l’un des philologues les plus distingués de l’Allemagne, a compté force solécismes dans les matières et les discours du concours général.

  1. Comme toutes les choses respectables, la syntaxe devait être de notre temps attaquée par les niveleurs. M. Marie, on s’en souvient peut-être encore, fit un certain bruit avec son traité d’Ortografe d’après la prononciation. Les novateurs, qui voulaient abolir l’orthographe pour se dispenser de l’apprendre, se rallièrent à cette émeute cacographique ; mais, en s’éloignant de la règle et de l’unité, on ne tarda point à rencontrer l’anarchie. Les novateurs, partagés en deux camps, voulaient écrire moi, les uns avec un i, les autres avec un a, moa. Cette difficulté fit crouler le système.