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REVUE. — CHRONIQUE.

des œuvres poétiques. Revenir aux inspirations élevées, lorsqu’on a, dans l’intervalle, marqué sa place au rang des plus ingénieux causeurs ; croire à la tragédie, après avoir montré qu’on possédait mieux que personne ce côté spirituel, goguenard, un peu sceptique, qui s’allie mal à une conviction aussi austère, c’est assurément trop méritoire pour qu’il n’y ait pas lieu d’encourager et d’applaudir. Après de charmantes échappées, de vives et cavalières sorties dans le camp des écrivains qui amusent, voici que l’auteur de Napoline s’est senti de nouveau la force de changer de genre, et s’est proposé un autre but que d’amuser. Réjouissons-nous de son succès, et, sans le troubler par des objections chagrines, bornons-nous à quelques réserves qui ne diminuent ni le mérite de l’entreprise, ni la légitimité du succès.

Mme de Staël demandait un jour au prince de Talleyrand s’il trouvait que l’empereur eût autant d’esprit qu’elle. — Madame, répondit-il, l’empereur a autant d’esprit que vous ; mais vous êtes plus intrépide. — Il a fallu un peu de cette intrépidité virile à Mme de Girardin pour choisir ce sujet de Cléopâtre, qui, jusqu’à présent, avait peu réussi au théâtre. Il est assez curieux de rechercher dans les annales de la Comédie-Française les nombreuses Cléopâtre qui ont été représentées, presque toutes sans succès. Il y a d’abord la tragédie de Cléopâtre captive, avec prologue et chœurs, par Jodelle, jouée en 1552, c’est-à-dire bien près de trois cents ans avant celle de Mme de Girardin. On rencontre ensuite le Marc-Antoine et Cléopâtre de Garnier, qui date de 1573, puis les Délicieuses amours de Marc-Antoine et de Cléopâtre, par Béliard, en 1578 ; je passe rapidement sur une Cléopâtre de Mairet, une autre de Benserade, une troisième de La Thorillière, sur une Mort de Cléopâtre, par Lachapelle, la seule qui ait réussi, et j’arrive à la plus célèbre, celle de Marmontel. Jouée pour la première fois en 1750, elle n’obtint qu’un très médiocre succès ; reprise trente ans après, elle tomba, malgré d’innombrables corrections dont fait foi le manuscrit original. On sait que Vaucanson avait fabriqué, pour la circonstance, un aspic automate qui sifflait en piquant l’héroïne. « Je suis de l’avis de l’aspic, » dit l’abbé de Bernis ; le mot fit fortune et survécut à la tragédie ; c’est ce qui arrive souvent en France, surtout quand le mot est bon et la tragédie mauvaise.

N’y aurait-il pas moyen d’assigner une cause au malheureux sort de ces Cléopâtre ? C’est, je m’imagine, que le sujet est trop connu et le personnage trop difficile à peindre ; les faits historiques qui se rattachent à la vie et à la mort de la reine d’Égypte, ses amours avec Antoine, la bataille d’Actium, la fuite des deux amans, l’aspic apporté dans un panier de figues, tout cela se sait trop bien, et cette notoriété ôte à l’action dramatique un des ressorts les plus indispensables, la curiosité. En même temps, Cléopâtre présente un de ces caractères excessifs, produits de la double civilisation orientale et païenne, et qu’il n’est pas aisé de faire entrer dans le cadre un peu monotone de nos tragédies. Là gît, selon nous, la principale difficulté du sujet : faire accepter par des spectateurs français le vrai type de la femme antique, sans trop le défigurer ou l’affaiblir. Depuis Corneille jusqu’à nos jours, ce type a pu être entrevu, mais jamais retrouvé. Dès le premier acte de nos rouvres tragiques, nous arrivons inévitablement aux expressions de l’amour moderne, à une peinture plus ou moins fidèle des faiblesses du cœur, aux beaux feux, au pouvoir des yeux, des appas, en un mot à un langage parfaitement inconnu dans l’antiquité. C’était là un idéal très