Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/756

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
750
REVUE DES DEUX MONDES.

bien accepté du temps de Corneille, à cette époque de refonte puissante d’où le XVIIe siècle sortit tout armé, comme Minerve, dont il eut la sagesse et le génie. Il s’accordait mieux encore avec les mœurs élégantes et polies de cette société de Louis XIV, qui ne demandait à Racine que le reflet poétisé et ennobli de ce qui se passait sous ses yeux. Pourvu que Corneille, dans ses imposans tableaux, et Racine, dans ses études délicates, ne s’éloignassent pas trop de ces modèles d’héroïsme ou de galanterie dont ils s’inspiraient ; pourvu qu’ils recouvrissent tout cela, le premier de son style sublime, le second de son style enchanteur, leurs contemporains les tenaient quittes du reste. — Qu’elle est vraie ! qu’elle est Grecque ! s’écriait La Harpe, un siècle plus tard, à propos d’une des héroïnes de Racine. — Qu’elle est idéale ! qu’elle est française ! répliquait Geoffroy, qui ne se doutait pas lui-même de la portée de sa réplique.

Quoi qu’il en soit, ce qui était possible alors ne l’est plus aujourd’hui. L’érudition contemporaine a poussé si loin ses inductions et ses découvertes ; notre époque a un si grand souci de la couleur locale, des détails intimes et personnels, de la portion archéologique de l’histoire, que nous ne pouvons plus admettre ce qu’admettaient nos devanciers. Nous savons maintenant ce qu’était l’amour dans la société païenne, et combien il est illusoire de prêter le langage de la passion idéalisée par le christianisme, subtilisée par la rêverie moderne, soit à l’épouse légitime, soit à la courtisane, soit à l’esclave, ces trois grandes catégories de la femme dans l’antiquité. Joignez à cela une initiation plus exacte aux mœurs de l’Orient, et demandez-vous quelle figure ferait aujourd’hui au Théâtre-Français une Cléopâtre jetée dans le moule des héroïnes classiques !

Certes, nos auteurs modernes sont trop modestes pour permettre qu’on les compare à Corneille ; pourtant, malgré les fières beautés de sa tragédie de Pompée, Corneille lui-même touche de près au comique, lorsque sa Cléopâtre nous parle de sa flamme exempte d’infamie, et qu’elle ajoute ces vers à propos de César :

Et si jamais le ciel favorisait ma couche
De quelque rejeton de cette illustre souche,
Cette heureuse union de mon sang et du sien
Unirait à jamais son destin et le mien !


Convenons-en, ces quatre vers, de nos jours, auraient fait sourire.

Dieu merci, Mme de Girardin est trop de son siècle, elle est trop spirituelle pour commettre ces inexactitudes de dessin et de couleur. En prenant pour point de départ une nouvelle de M. Théophile Gautier, le plus réaliste de nos écrivains ; en puisant dans la belle tragédie de Shakespeare, qui ne pèche certainement pas par le mignard et le convenu, elle a prouvé qu’elle abordait franchement son sujet, qu’elle en acceptait les tons un peu crus et les couleurs un peu vives. Et cependant il fallait bien qu’elle l’assouplît aux conditions de la scène française, qu’elle eût égard à la pruderie de nos habitudes littéraires ! Pouvait-elle aussi s’empêcher de suivre ce penchant bien naturel, bien difficile à vaincre, qui devait porter une femme, une Française d’un esprit poétique et charmant, à mêler aux teintes vraies quelques-unes de ces nuances plus modernes qui font partie de son talent ? De toutes ces préoccupations sont résultés les hésitations, la gêne, le défaut de parti pris, qui se décèlent en quelques endroits, et aussi les beautés qui éclatent dans plusieurs autres.