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dieux ont prononcé, sa destinée est finie. Il croit Cléopâtre morte, et il se tue. Le dernier acte nous les montre dans le tombeau de la reine, Antoine expirant, Cléopâtre recueillant son dernier soupir. Cette scène funèbre, pour laquelle nous éprouvions quelques craintes, a au contraire produit un grand effet. L’épouse légitime d’Antoine, la pâle et vertueuse Octavie, qui pendant toute la pièce a joué un rôle très noble, mais un peu passif, de résignation et de dévouement, revient réclamer le corps de son époux, au nom de ses droits, de ses enfans et de Rome. Cléopâtre reste seule : elle est vaincue, elle est prisonnière, elle est sans armes ; naguère toute-puissante, elle n’a plus même le pouvoir de se tuer. Qui la sauvera de cette humiliation ? L’esclave. Il lui apporte la libératrice suprême : la mort. C’était lui qui devait périr, parce qu’il avait été aimé ; c’est lui qui tue, parce qu’il aime. Cette idée est belle, et Mme de Girardin a bien fait de prendre cette licence, en substituant cet esclave au paysan de l’histoire et de Shakespeare, à qui elle a fait, du reste, plusieurs emprunts dans ses deux derniers actes.

C’est dans le personnage d’Octavie que l’auteur me semble s’être écarté de la réalité historique, et avoir sacrifié à cette sensibilité factice, mondaine, un peu mignarde, que le public manque rarement d’applaudir, mais qui rompt l’harmonie et altère la vérité. Dans l’expression délicate, souvent touchante, de sa jalousie résignée, Octavie ressemble un peu trop à une aimable et vertueuse Parisienne dont le mari se dérange, et qui ne veut pas faire de bruit, dans la crainte de nuire à ses enfans :

Viens, rejoignons mes fils ; je pourrai, je l’espère,
Leur cacher mes chagrins et les torts de leur père.

VENTIDIUS.

Je leur dirai combien…

OCTAVIE.

Non, je te le défends ;
Gardons-lui toujours pur l’amour de ses enfans.


A coup sûr, ce sentiment est noble, attendrissant ; mais est-il à sa place, et les Romains du siècle d’Antoine y mettaient-ils tant de façons ? Dans une autre scène, Octavie vante le mérite d’un médecin et elle ajoute

Et vous pouvez me croire ; il soigne mes enfans !


C’est un charmant vers français, mais plus français encore que charmant ; toujours la jolie note à côté du ton.

Le personnage de Cléopâtre, qui domine tout l’ouvrage, est aussi celui pour lequel Mme de Girardin parait avoir réservé tout l’éclat de son pinceau. Jalouse dans les premiers actes, défaillante dans les derniers, mais toujours passionnée, ardente, voluptueuse, cette Cléopâtre, si elle n’est pas précisément celle de l’histoire, celle de Plutarque et de Shakespeare, est au moins une brillante création nous la dispenserions volontiers de ces détails de couleur locale, d’archéologie égyptienne par lesquels s’ouvre le second acte ; ce n’est là qu’un prétexte à beaux vers, et il y en a dans la pièce un trop grand nombre, pour que ceux-là fussent bien regrettables. Mais du moment que la passion est en jeu, du moment que Cléopâtre s’apprête à lutter pour son amour, contre lequel on conspire, nous