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on entoura la ville de retranchemens et de barrières pour se mettre à l’abri d’une surprise ; mais Pincheyra, qui sut qu’on l’attendait de pied ferme, quitta brusquement la montagne pour se jeter sur une hacienda considérable située à dix lieues de là. Des lanciers envoyés pour renforcer la milice arrivèrent trop tard au secours de l’habitation menacée. Les maisons venaient d’être pillées ; des cadavres jonchaient le sol ; les femmes de l’hacienda, surprises dans leur sommeil, s’étaient sauvées au milieu des vergers et cherchaient à se cacher parmi les arbres. Les Indiens, qui formaient toujours l’avant-garde, s’étaient précipités sur elles avec des cris terribles ; et, les enlevant d’un bras vigoureux, les avaient jetées en travers sur le cou de leurs chevaux.

Ce qui donna à cet épisode une importance particulière, c’est qu’une jeune fille de seize ans, doña Trinidad, sœur du propriétaire de la ferme, disparut dans cette nuit funèbre. Elle avait un frère capitaine dans le régiment de lanciers qui marchait contre les bandits. Ce frère, retenu à Coquimbo avec son escadron, n’était point là pour la secourir, mais ses camarades jurèrent de lui rendre sa soeur. Ils poussèrent si vivement l’attaque, que les Indiens, se sentant harcelés de près et entendant siffler à leurs oreilles les balles contre lesquelles ils n’étaient point encore aguerris, reprirent précipitamment la route des montagnes. Dans cette course ventre à terre au milieu des bois et des rochers, le sauvage qui emportait doña Trinidad la laissa échapper. La jeune fille roula demi-morte sous les pieds des chevaux, puis se glissa dans un fourré et s’y tint cachée jusqu’au lendemain, en proie à des terreurs inexprimables. Le bruit de la fusillade arrivait jusqu’à elle, mais comment distinguer dans cette mêlée l’ami de l’ennemi ? où fuir ? Peu à peu, le bruit s’éloigna, le silence régna de nouveau dans cette effrayante solitude, et, se hasardant hors du buisson qui l’abritait, la señorita courut à perdre haleine, comme un faon que les chasseurs ont séparé de sa mère. Hélas ! elle n’était point habituée à traverser les bois et les ravins sans chaussure, et ses pieds ensanglantés ne lui permirent pas de courir bien loin. Épuisée de lassitude, trahie par ses forces au moment où elle luttait contre la peur en tournant le dos au danger, la pauvre fille se sentit défaillir ; elle s’assit le long du chemin, plongée dans un morne désespoir. Périrait-elle abandonnée à quelques lieues de la demeure de son père, et cette demeure renfermait-elle encore quelqu’un de sa famille qui la pleurât et se souvînt d’elle ? Marchant à grand’peine, doña Trinidad se tapit une fois encore sous un buisson, et là, bien cachée, elle osa respirer et ouvrir les yeux, épiant le moindre mouvement, écoutant le plus léger bruit. Bientôt un homme passa ;… elle hésita à le reconnaître, essaya de crier et l’appela enfin. C’était un domestique de l’hacienda, qui répondit à sa voix et la rapporta triomphant dans ses bras. Pendant ce temps-là, ses compagnes allaient grossir