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barrière aux immenses troupeaux réunis autour du camp, on vit les bœufs et les chevaux se précipiter avec bonheur vers les vallées verdoyantes d’où ils avaient été enlevés. On délivra plus de mille femmes de tout âge, qui vivaient captives dans cette capitale des états de Pincheyra, gardées à vue par les guerriers qui se les étaient appropriées, et je n’oserais assurer qu’elles accueillirent toutes avec des cris de joie ceux qui les rendaient à la liberté.

Les Chiliens avaient pris leur revanche de la défaite de Longabi. Toutefois la revanche n’était pas complète encore, car Jose Antonio avait échappé au carnage. Monté sur un cheval comme on n’en trouve que dans ces contrées, il se sauva à la faveur des ténèbres, en escaladant des montagnes à pic, suivi de cinquante de ses plus fidèles partisans. Sans perdre de temps, la cavalerie, aidée d’une troupe d’Indiens auxiliaires, se mit à le traquer de rocher en rocher, afin de lui couper la retraite du côté des pampas. Un jour, des espions ayant retrouvé sa trace, il allait tomber vivant entre les mains des soldats, quand sa sagacité de sauvage lui fit découvrir leurs pas sur la poussière, et cette fois encore il put se cacher dans une grotte inaccessible, connue de lui seul. Pendant quelque temps, il erra ainsi, successivement abandonné par ses compagnons. Quand il n’en compta plus que quatorze autour de lui, quand la faim se fit sentir, quand les détachemens qui battaient les montagnes dans toutes les directions ne lui permirent plus de s’aventurer hors de sa caverne, il demanda à capituler ; mais il n’était plus temps. Admis à se rendre à discrétion, Jose Antonio Pincheyra avait à peine déposé les armes, que quatre balles l’étendaient raide mort.

— Et l’impassible personnage qui se promenait tout à l’heure si gravement au milieu des cavaliers sans prendre aucune part à leurs jeux ? demandai-je à don Eugenio. Vous m’avez dit, je crois, qu’il faisait partie…

— Chut ! le voilà tout près de vous, qui dort du sommeil du juste. Ne vous y fiez pas cependant ; ces gens-là ne dorment jamais que d’un œil. Il s’est approché de nous par instinct, pour tâcher de saisir au passage quelques mots de ce récit dont il a deviné le sujet, soyez-en sûr. J’oubliais d’ajouter, en terminant, que dans le bulletin de cette bataille, il était dit que quatre hommes seulement de la bande des Pincheyras avaient trouvé un refuge dans les pampas : trois brigands sans nom et un chef (caudillo) de quelque importance, nommé don Vicente…

— Hein ! fit le cavalier mystérieux en se soulevant sur le coude.

— Je voulais vous demander, amigo, si vous avez là votre briquet, dit don Eugenio en me jetant un regard de côté. Je ne serais pas fâché de fumer un cigare avant de m’endormir.