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chariot. Dans la plaine, on se tire encore d’affaire, parce qu’on a le secours du soleil ; mais sortir de la Cordilière, c’est là le difficile. Nous tournions à droite, à gauche, comme des chiens de chasse, flairant le sentier… Bah ! quand nous arrivions au fond d’une vallée, la trace se perdait, les pas des animaux se brouillaient, parce qu’il y avait eu là quelque campement, de façon que toutes les bêtes étaient allées brouter de côté et d’autre. Moi, je ne savais plus que devenir. Don Eugenio me disait « Restez là, Jean ! » et il traçait avec son cheval un cercle dont j’étais le centre. Là, je devais allumer un petit feu d’herbes sèches, dont la fumée s’élevait droit comme une colonne ; don Eugenio se guidait sur cette fumée pour bien chercher tout alentour, ce qui durait souvent des heures entières. Je n’osais pas souffler trop fort, de peur d’attirer sur nous, par une grande flamme, quelque horde de sauvages. Quand ma fumée allait bien, je me cachais dans les buissons, et vous croyez peut-être que j’y étais tranquille ? Non ; il me passait sur la tête l’ombre de quelqu’un de ces grands oiseaux que vous voyez planer là-bas ; un de ces lièvres de Patagonie, gros comme des renards et dont la peau fait de si bonnes fourrures, se levait près de moi tout effrayé, et j’avais des peurs à me rendre fou. Aussi, du plus loin que je voyais revenir don Eugenio, je lui faisais des signes, je courais et je n’osais parler jusqu’à ce qu’il m’eût dit : « Jean, j’ai retrouvé le chemin ! » Ce qui voulait dire souvent que nous avions fait dix lieues de trop, et qu’il fallait grimper encore dans les montagnes pendant cinq heures. Ce voyage-là durait depuis deux semaines, et nous ne savions plus quoi manger, quand la Providence nous envoya une demi-douzaine de bandits qui chassaient l’autruche. Nous leur parûmes trop pauvres pour des voyageurs bons à dépouiller ; au lieu de nous faire du mal, ils nous donnèrent quelques livres de viande fumée. Avec ce petit secours, nous atteignîmes le fort San-Carlos, où nous dormîmes enfin sous un toit, ce qui ne nous était pas arrivé depuis plus de quatre mois. Du fort à Mendoza, on compte trente lieues ; mais je me croyais rendu, nioi qui venais de faire plus de…, bah ! plus de…

— Deux cents lieues, dit don Eugenio ; nous avions campé auprès de Casa-Trama, l’ancien fort des Pincheyras.

— Voyez, monsieur, deux cents lieues, et des plus longues que j’aie jamais parcourues. Nous avions traversé le désert, les plaines, les pampas, les Cordilières, que sais-je ? des pays de toute sorte, qui ont des noms extraordinaires et pas d’habitans. A la première église que je rencontrai en entrant à Mendoza, je brûlai un fameux cierge à la bonne Vierge ; j’en brûlai même deux, parce qu’il me revenait une autre frayeur. Je ne savais pas encore comment le général Quiroga prendrait la chose. Heureusement qu’il était malade ; don Eugenio lui expliqua