Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ardeur d’une légitime ambition, qu’ils devaient effacer par des triomphes la distance sociale qui les séparait de leurs heureux rivaux ; les jeunes patriciens, de leur côté, voulurent soutenir l’honneur de leurs noms par des succès : c’étaient deux camps rivaux qui luttaient sur ce terrain où il n’y a d’autre privilège que l’intelligence.

Telle fut la véritable source d’où s’échappa à flots pressés l’ardeur intellectuelle, qui, s’emparant de la pensée de Pouchkine, la porta dans les régions inférieures, que cette pensée nourrit et féconda. Voilà comment naquit la littérature actuelle, que nous n’appellerons pas bourgeoise, ce mot ne pouvant avoir en Russie le sens qu’il a parmi nous ; que nous ne pouvons pas dire populaire, parce que son influence est encore bien limitée, mais que nous appellerons sans crainte nationale. Cependant cette ardeur se fût peut-être affaiblie, si une œuvre collective n’eût pas servi de point de ralliement aux jeunes écrivains, en dirigeant leurs efforts vers un même but. Cette œuvre se présenta : ce fut l’Encyclopédie russe. L’ancienne et la nouvelle génération littéraires, réunies autour de cette publication, virent leurs efforts récompensés par un éclatant succès. Ce succès même, qui répandit les volumes de l’Encyclopédie dans toutes les parties de l’empire, initia les provinces à un mouvement d’idées dont la capitale avait été jusqu’à ce jour l’unique théâtre. L’Encyclopédie russe était une œuvre de civilisation nationale, dont les bienfaits étaient évidens ; malheureusement cette œuvre ne fut pas continuée. Un fâcheux désaccord entre les chefs de l’entreprise amena la suspension de cette utile publication ; mais déjà beaucoup de bien avait été produit. Les jeunes écrivains de l’Encyclopédie avaient fait ensemble leurs premières armes, ce concours prêté à une œuvre commune leur avait révélé leurs forces, et avait mis en lumière bien des talens qui désormais pouvaient continuer isolément leur route avec la certitude de ne plus trouver le public indifférent à leurs travaux.

Plusieurs années avant la publication de l’Encyclopédie, les lettres comptaient déjà en Russie plus d’un organe recommandable. La Gazette littéraire, créée par le baron Delvig en 1830 et continuée par M. Volkoff, était un recueil estimé[1], mais qui ne s’ouvrait qu’à un petit nombre d’élus. Le brillant et rapide essor de la littérature réclamait une publication établie sur des bases plus larges, et la Bibliothèque de lecture fit appel aux jeunes écrivains. Destinée d’abord à diriger les esprits dans la voie nationale, à appeler, à encourager les talens nouveaux, la Bibliothèque ne remplit pas long-temps cette belle mission, et des traductions

  1. Nous ne parlons pas du Fils de la patrie, recueil créé en 1812, rédigé d’abord sous l’influence de la guerre patriotique de cette époque ; ce recueil existe encore : le Fils de la patrie, malgré le mérite de ses rédacteurs, n’a jamais eu d’écho bien retentissant en Russie.