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Mme Gourdan, dont le nom, dans les chroniques scandaleuses, est devenu inséparable de celui de Mme Du Barri. La profession de cette dame, que dans les comédies espagnoles on désigne pittoresquement ainsi - la dame voilée, — a des analogues chez toutes les nations civilisées de l’antiquité, et elle prouve moins, quoique fort équivoque, la souveraineté du vice que la nécessité d’une pudeur publique à laquelle on se doit, même quand on ne croit plus rien devoir à l’opinion. La dame voilée tient elle-même lieu de voile à des propositions dont elle vous épargne la rougeur. Mme Gourdan succédait aux Florence et aux Paris, ces illustrations parisiennes du genre à une époque antérieure. Elle continuait la tradition. Le seuil de sa maison s’abaissait devant tout le monde, et personne cependant n’y voyait personne, tant les appartemens, les escaliers, les cabinets, les salons, étaient discrets les uns pour les autres. Ils n’avaient ni regards ni oreilles. Avocats, écrivains, prélats, ambassadeurs, nationaux, étrangers, se coudoyaient sans se voir. Pour que le mystère fût encore plus impénétrable, la maison de Mme Gourdan avait deux entrées, l’une, bien connue, dans la rue Saint-Sauveur, l’autre dans la rue des Deux-Portes, deux rues qui forment encore, comme on sait, les deux côtés d’un angle droit. Libre aux jeunes gens au-dessus de l’opinion publique d’affronter la tête haute l’entrée de la rue des Deux-Portes ; les passions timides ou hypocrites se présentaient à la seconde entrée, qui s’ouvrait rue Saint-Sauveur. Afin de les rassurer davantage, car, lorsque le vice s’en mêle, il est aussi pudique que la vertu, cette seconde entrée était déguisée en magasin de tableaux. Un Auvergnat, qu’on nommait Ouradou, faisait semblant de vendre des Teniers et des Terburg à des amateurs fictifs qui venaient chez lui moins pour admirer des images que des réalités. Tout en faisant semblant de parcourir sa galerie, le faux amateur arrivait au fond de la boutique ; une porte s’ouvrait devant lui ; elle se refermait aussitôt. Il se trouvait dans un vaste vestiaire. Là, s’il était bourgeois, il devenait à son gré dragon ou procureur ; s’il était financier, il endossait l’habit gros bleu du marin, il se couvrait un œil ou se peignait des moustaches, à moins qu’il n’aimât mieux toutefois changer sa perruque blonde contre une perruque de président. Ce déguisement achevé, il poussait une autre porte, et, sans s’en être aperçu, il avait quitté la maison de la rue Saint-Sauveur et il était dans la maison de la rue des Deux-Portes. Lorsqu’il lui plaisait d’en sortir, il revenait par le chemin qu’il avait suivi en allant, reprenait son premier costume et traversait de nouveau la galerie de l’apocryphe marchand de tableaux, qui gagna des sommes immenses à ce commerce sans éprouver le regret de voir jamais se dégarnir sa boutique. Il put y perdre son ame, mais pas un seul Flamand.

Mme Gourdan attira dans cette double maison, par les moyens usités en pareil cas, la jolie et facile modiste de la rue de la Ferronnerie, et