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le voyant, une idée complète de son époque tourmentée et des mœurs corrompues de son temps. Aussi décrire Luciennes, c’est ôter la poussière à un tableau qui servira plus tard à composer l’histoire du XVIIIe siècle.


II.

Le pavillon de Luciennes ou de Louveciennes fut acquis par le comte de Toulouse, fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan. Mansard, ce noble architecte, l’homme, avec Perrault, des colonnades et des profondes perspectives, avait bâti Luciennes. A la mort du comte de Toulouse, le duc de Penthièvre, son fils, devint possesseur de ce charmant domaine, qu’il habita long-temps ; mais quand celui-ci, à son tour, eut perdu son fils, le prince de Lamballe, ce séjour lui parut odieux ; il offrit à Louis XV de lui vendre Luciennes. Louis XV l’acheta pour le donner à sa maîtresse, qui l’habita non-seulement pendant le cours de sa haute fortune, mais jusqu’à sa mort si tragique arrivée en 1793. C’est à Luciennes qu’on vint la chercher pour la conduire à l’Abbaye, et la mener de là à l’échafaud.

Le terrain qu’occupe la propriété est très petit, et il était fort difficile, je crois même qu’il était impossible de l’agrandir beaucoup, resserré comme il l’est naturellement entre la Seine, dont il se trouve presque entouré, et la route royale de Marly à Versailles. De ce défaut d’espace résultait un inconvénient que l’habile favorite sut tourner à son avantage. L’inconvénient était que le roi, en venant chez elle, pouvait à chaque pas, dans un cadre aussi étroit, coudoyer un courtisan ou rencontrer les regards d’un domestique. Il fallait à tout prix éviter cela. Sans quelque mystère il n’est pas de plaisir, même pour un roi corrompu, et souvent le mystère est le seul plaisir qui lui reste. Mme Du Barri, en prenant possession de Luciennes, relégua d’abord au-delà des murs de clôture les écuries, les communs et toutes les dépendances. Elle limita rigoureusement son occupation au château qu’elle habitait et au célèbre pavillon où elle recevait le roi. Là ne s’arrêta pas le soin qu’elle dut prendre d’isoler Louis XV de la vue et du contact des importuns. Pendant tout le temps qu’il passait auprès d’elle, il n’y avait au château que le nègre Zamore et une femme de chambre. Aucun domestique, aucun valet, aucun serviteur ne restait à Luciennes : solitude complète jusqu’à cent toises au-delà des grilles ; les abords du Sérail, à Constantinople, ne sont pas plus déserts et plus redoutés que l’étaient ceux du château aux heures des visites royales. Le roi, murmurait-on dans l’ombre et au loin, le roi est à Luciennes ! Et rien ne troublait plus alors le calme impénétrable et le bonheur égoïste des