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et soutiennent que la comtesse n’allait à Londres que pour distribuer des secours aux émigrés. Cette dernière version est la seule vraie. Au troisième voyage qu’elle fit à Londres, car elle y alla quatre fois de suite, tous ses nombreux amis, tous les émigrés, des Anglais même, s’opposèrent à son retour en France en lui montrant le danger certain qu’elle affrontait. Elle allait se jeter dans les élémens en ébullition d’une insurrection générale. Vous êtes sauvée, lui disait-on, vous êtes à Londres, vous pouvez y vivre avec aisance, avec faste, jusqu’au jour où la paix vous permettra de retourner à Paris ; restez avec nous. Elle écarta les meilleures raisons, les plus ardentes prières, les menaces, et elle quitta l’Angleterre. N’avait-elle pas laissé à Luciennes son cher duc de Brissac ?

On était en 1792. Un soir qu’elle était à Luciennes, écoutant derrière ses haies de myrte les palpitations sinistres de la capitale, recueillant tous les bruits qui passaient par-dessus le mont Valérien, elle entendit des pas, des murmures, des rires… elle eut peur… elle appela Brissac. — Le voilà, répondit une voix… prends d’abord sa tête. Et on jeta à ses pieds la tête sanglante de son amant, le duc de Cossé-Brissac. Le duc avait été assassiné à Versailles par ceux qui s’étaient chargés de le conduire à Orléans, où une cour criminelle devait le juger.

Croirait-on qu’elle eut le courage, cette femme dont on a si haut accusé la faiblesse, d’aller une quatrième fois en Angleterre pour porter de l’argent aux émigrés, et le courage plus extraordinaire encore de résister aux efforts désespérés qu’on fit pour la retenir à Londres ? Quel est donc le royaliste qui, pendant la terreur, et l’on vivait en pleine terreur, a eu plus de témérité que Mme Du Barri ? Ce dernier voyage la perdit. Des espions l’avaient suivie. Ils découvrirent ses intrigues avec le parti royaliste, ils furent témoins de ses entrevues avec M. de Calonne. Elle repassa la mer, revint à Luciennes ; mais quel charme pouvait encore avoir pour elle ce séjour après la nuit du funeste cadeau, après la nuit de la tête coupée ? Presque tous les habitans de cette ingrate commune qu’elle avait, pendant plus de quinze ans, habillée et nourrie étaient ses ennemis. Cette espèce de singe qu’un coup de pied de Louis XV en goguette avait élevé à la hauteur de gouverneur de Luciennes trahissait sa bonne maîtresse et la perdait dans l’esprit de ces Lubins et de ces Colas qui de vignerons s’étaient changés en terroristes, vrais moutons enragés qui avaient mangé leurs chiens. Un nommé Greive, Irlandais de nation, dénonça Mme Du Barri à l’instigation de cet infame négrillon de Zamore. Elle resta deux mois et demi enfermée à Sainte-Pélagie avant d’être mise en jugement. Il est vrai que le procès fut très court, si la détention fut fort longue. Elle parut devant le tribunal révolutionnaire le 17 frimaire 1793 (7 décembre), et son affaire s’instruisit en même temps que celle de trois banquiers hollandais, le père et les