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intervalles le repos universel et faisait aboyer avec fureur les chiens endormis derrière les portes cochères ; on eût dit les clameurs d’une troupe de gens ivres enfermés dans un souterrain, ou bien la triste gaieté, les sinistres éclats de rire qui retentissent parfois dans les cabanons des pauvres insensés. La maison d’où sortait ce sourd tapage était plus coquettement badigeonnée qu’une honnête maison bourgeoise, le balcon du premier étage était orné de caisses où croissaient des arbres verts comme on en voit à l’entrée des guinguettes, et au-dessus de la porte ceintrée une main de fer sortant de la façade brandissait jusqu’au mi lieu de la rue une grande enseigne qui représentait les rois niâmes guidés par la belle étoile. Ce logis banal était assidûment fréquente par les désœuvrés, les chevaliers d’industrie et les joueurs de brelan, qui passaient leur vie sur la Place-Royale, se pavanant au soleil quand il faisait beau, et vaguant sous les arcades lorsque le. ciel inclément distillait le brouillard et la pluie. Quelques voyageurs hantaient aussi cette hôtellerie, bien connue dans un certain monde, et où soupait chaque soir grande compagnie.

Apparemment les convives étaient restés plus long-temps attables cette nuit-là, et les choses s’étaient fort échauffées après qu’on avait levé la nappe, car à la pointe du jour le lansquenet allait encore, et une trentaine de joueurs s’acharnaient à tenter la fortune autour du fatal tapis. Si le diable malin qu’évoquait don Cléophas eût cheminé dans les airs à cette heure matinale, il se serait certainement arrêté, les mains croisées sur sa béquille, pour considérer ce qui se passait en ce moment dans la rue Saint-Claude. Les clameurs redoublaient dans l’hôtellerie, jet l’on n’entendait plus distinctement les voix qui s’élevaient du fond d’une salle basse située par-delà l’espace étroit et planté de maigres charmilles qu’on appelait le jardin. Cette pièce était fort éclairée, et la porte toute grande ouverte laissait apercevoir à travers une épaisse atmosphère les joueurs réunis en désordre autour d’une longue table où roulaient, avec les cartes, des poignées d’écus et de louis d’or. Tous ces hommes avaient l’œil ardent, les traits contractés, et ils parlaient tous ensemble d’une voix rauque. Une jeune femme fort belle et fort parée était assise au milieu de ces sombres visages ; elle s’accoudait sur la table, vaincue par la fatigue, et suivait d’un regard indifférent, quoique attentif, les chances diverses des joueurs ; c’était la maîtresse du logis qui présidait à la partie et aidait son mari à surveiller les commensaux de la Belle-Etoile.

Après un coup qui excita beaucoup de tumulte dans cette honorable assemblée, deux d’entre les joueurs sortirent de la salle basse, l’un proférant entre ses dents d’effroyables malédictions, l’autre triomphant et animé d’une sordide joie. Ils gagnèrent ensemble une des chambres du premier étage, et, s’avançant sur le balcon par un mouvement machinal, ils tournèrent leur visage enflammé du côté où soufflait le vent