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un dénûment dont les pauvres eux-mêmes n’ont pas l’idée aujourd’hui. L’immense majorité des hommes alors est accablée de travail et n’a aucune jouissance. Le travail est ingrat, parce que l’homme n’a pas encore à son service les inventions qui font la fécondité de l’industrie moderne, les outils perfectionnés, les machines, tout l’attirail des procédés avancés et des appareils par lesquels ces procédés sont mis en œuvre. Les forces de la nature, le vent, l’eau, la force élastique de la vapeur que la chaleur développe, ne sont pas dressées encore à travailler pour le soulager. Les animaux ne lui prêtent qu’un faible secours. On ne sait pas les employer utilement. Ainsi, on se sert du cheval comme bête de bât ; on n’a que de détestables chemins dont une voiture de roulage ne pourrait gravir les pentes, dans les ornières desquelles elle s’embourberait, sans que toutes les invocations du charretier à Hercule pussent l’en dégager. On est dépourvu d’avances ; l’industrie est très morcelée sans que cependant ce que les modernes appellent la division du travail soit connu, et c’est une raison de plus pour produire péniblement et chèrement. Le travailleur lui-même est gauche à la besogne et n’a aucun tour de main. Le labeur produit infiniment peu pour l’esclave, puisqu’il produit peu pour le maître. L’esclave vit donc dans une misère abjecte ; il a la triple misère du corps, de l’intelligence et du cœur. Il est une chose par le corps, une brute par l’ame.

Qu’est-ce à dire ? Que, dans l’antiquité, les maîtres étaient des tyrans, qui, par plaisir ou par égoïsme, foulaient aux pieds tous les droits de l’humanité ? C’est possible ; cependant ce n’était vrai que de quelques-uns. Ce qui est certain au contraire, c’est que la société alors manquait de capitaux, et voilà quelle était la cause profonde du mal. Les outils, les machines, les appareils de tout genre qui servent à appliquer les procédés perfectionnés, tout cela c’est du capital. Les forces de la nature, une fois appropriées, captivées dans des engins et asservies à la volonté de l’homme, le vent sur les ailes du moulin, la chute d’eau sur la roue hydraulique, la vapeur dans le cylindre de la machine à feu, c’est du capital. Les vastes approvisionnemens que réclame la grande fabrication, la fabrication économique, encore du capital. L’habileté de l’ouvrier lui-même, qui résulte d’une instruction préalable ou d’un apprentissage ou d’une grande expérience acquise, et qui multiplie la production, c’est pareillement du capital. Ainsi la formation et l’agrandissement du capital, telle est la condition première du progrès populaire. Quand le capital existe à peine, la classe la plus nombreuse est dans la détresse et l’abjection. Sans capital, tout ce que peuvent produire les hommes en s’exténuant de travail, c’est une grossière pâture pour eux-mêmes. S’il y a du luxe, et même dans les sociétés antiques il y en eut d’éclatant, c’est une exception dont profite une minorité tellement petite, que, si vous ’répartissiez la substance