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czars. Ce jour-là aussi, par la vertu de cette communauté d’intentions et par l’effet universel de la victoire des Moldo-Valaques, l’unité roumaine aura fait un pas décisif, et le mouvement roumain sera devenu une des puissances morales, une des forces politiques les plus grandes de l’Europe orientale.


III.

L’attitude même de la société valaque, observée à Bucharest, fortifiait en moi cette impression de confiance dans l’avenir du roumanisme. Les Roumains des villes ne craignent point d’afficher leurs antipathies et leurs goûts. De même que le paysan valaque, dans sa détresse, trouve un grand plaisir à parodier le costume, les manières et le langage de ses boyards, les boyards se délectent à déchirer leurs adversaires politiques par des épigrammes, des bons mots, qui font promptement fortune, et des chansons, qui circulent manuscrites. Il existe un mot terrible qu’on lance d’ordinaire comme une flétrissure aux Fanariotes et même aux Valaques suspects de relations avec le consulat russe ou avec le Fanar. C’est le mot historique de ciocoi (chiens couchans, pieds plats), d’où l’on a fait ciocoïsme, pour désigner cette servilité à toute épreuve sur laquelle les princes fanariotes avaient voulu fonder leur domination en Moldo-Valachie, et qui répugnait si profondément à la fierté roumaine. Si l’on épuise ainsi pour les Fanariotes les armes de la raillerie et du dédain, c’est une haine toute virile que l’on ressent pour les Russes. Ces ennemis puissans du roumanisme, dont quelques-uns sont des hommes de mœurs polies, d’un esprit distingué et plein de ressources pour la conversation comme pour l’action, diplomates d’ailleurs sans rivaux en Europe, expient par leur impopularité les cruelles injustices de leur gouvernement, et ils ne sont jamais reçus à Bucharest que par ces mots promptement répétés par l’écho de tous les salons : Encore un Russe ! Par un contraste qui a un sens politique très digne de remarque, si un Turc de distinction arrive une fois en dix ans à Bucharest, il y est accueilli avec une amabilité empressée ; il est l’objet d’une curiosité universelle ; chacun, suivant les convenances de rang, veut l’avoir à sa table, et l’on répète long-temps encore après son départ : Enfin nous avons vu un Turc ! Bien que les Russes s’amusent à dépeindre partout les suzerains des principautés comme d’impitoyables tyrans dépourvus de tout savoir-vivre, la politique et le bon sens rallient autour d’eux les patriotes, qui se plaignent seulement de l’indifférence avec laquelle ces maîtres insoucians laissent les Russes empiéter sur les droits du pays et sur ceux de la suzeraineté. Cette répulsion instinctive et naturelle que la société valaque éprouve en face des Russes est la raison principale pour laquelle