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femme d’esprit disait de M. de Choiseul dont elle avait à se plaindre, et qui était fort laid : Je me venge en le regardant. On ne regarde pas les académiciens, mais on les écoute, et nous sommes sûr que les victimes de MM. Empis et Viennet se sont contentées de cette vengeance.

Pendant que Voltaire était mis en cause, à l’Académie, par des apologies superflues, Shakspeare était compromis au théâtre par de maladroits imitateurs. Je ne connais pas, pour ma part, de plus imposant spectacle que celui d’un vrai poète abordant avec une familiarité respectueuse l’ouvrage d’un de ses prédécesseurs et de ses maîtres. Les appréciations de la critique proprement dite ont toujours quelque chose d’incomplet ; elle ne juge que le côté visible, le résultat positif ; elle n’interprète que ce qui a pris une forme assez nette pour servir de trait d’union entre l’auteur et le public ; elle se borne à faire le siège de la place. L’artiste qui condescend au rôle de critique s’installe au cœur de la place même. Cette puissance de créer qui ne l’abandonne jamais, il la transporte dans la création d’un autre, non pas pour la refaire, car nul n’a plus de déférence que lui pour les chefs-d’œuvre, mais pour la féconder, l’expliquer, la préciser. La lumière qu’il jette sur les portions obscures n’est ni superficielle, ni mobile ; elle ne vient pas du dehors, elle est contenue dans l’œuvre, comme la lampe qui éclaire à la fois les objets extérieurs et le globe d’albâtre où elle est enfermée. Si ce poète critique est doué en outre de cette faculté merveilleuse qui manqua au génie passionné de Voltaire, la faculté de se dédoubler, pour ainsi dire, afin d’assister au travail de sa propre pensée ; s’il se détache assez complètement de lui-même pour sentir, heure par heure, vivre et palpiter son intelligence, quelles sereines clartés, quelles splendeurs nouvelles résulteront de cette double intuition ! Et que peut-il rester à dire de l’œuvre originale sur laquelle cette vivifiante analyse aura laissé son empreinte ineffaçable ?

Cet admirable spectacle, Goethe nous l’a donné, lorsque, dans son beau roman de Wilhelm Meister, il a sondé d’un doigt si sûr et d’un regard si clairvoyant les mystérieuses profondeurs du caractère d’Hamlet. Tel qu’il est sorti des mains de Shakspeare, Hamlet a toutes les grandeurs, mais aussi toutes les obscurités qui entourent le berceau des civilisations naissantes. Les brumes du Danemark se confondent avec celles du moyen-âge sur ce front mélancolique et prédestiné. Qu’est-ce que Hamlet ? Est-ce le doute ? est-ce la rêverie ? est-ce l’hésitation ? est-ce cet état bizarre, maladif, intermédiaire, où doit conduire à la longue une folie simulée ? Que personnifie ce pâle enfant du Nord, cet Oreste échoué sur une rive sans soleil, ce premier aïeul d’une famille plaintive, irrésolue et désolée ? Selon nous, ceux qui ont voulu voir dans Hamlet le scepticisme l’ont trop précisé ; ceux qui n’ont prétendu voir en lui que l’hésitation l’ont trop amoindri. Le génie de Shakspeare a été à la fois le plus philosophique et le plus dramatique qui ait jamais fait parler et agir des personnages de théâtre. Cette double face nous explique Hamlet dans ce qu’il a d’humain et de général, et dans ce qu’il a de particulier et d’applicable à la donnée du drame dont il est le héros. Hamlet, c’est l’hésitation provoquée par certaines circonstances, mais agrandie par un sublime poète, et s’élevant jusqu’à devenir un type offert d’avance aux commentaires des générations nouvelles. Ce qui a saisi et préoccupé tout, d’abord Shakspeare, c’est le problème de la destinée humaine, le contraste de la faiblesse de l’homme avec le sentiment vague et douloureux de sa