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jeune, lorsqu’elle était Mlle d’Aubigné, et l’avait aussitôt estimée à son prix. Il s’était même appliqué à la former au monde, car c’était évidemment la vocation de ce galant homme et son goût dominant d’avoir toujours, comme dit Mlle de Launay, à instruire et à documenter quelqu’un sur les graces. La jeune Indienne, comme il l’appelait, lui dut sa première réputation dans le beau monde. Plus tard, après des années, il rappelait cela un peu pédantesquement à Mme de Maintenon, déjà poussée dans les grandeurs et à la veille d’enchaîner Louis XIV :

« En vérité, madame, lui écrivait-il, il seroit bien malaisé d’avoir tant d’amis d’importance au milieu de la cour, et d’estimer constamment ceux qui n’y sont de rien, quand ce seroit les plus honnêtes gens qu’on ait jamais vus. Il ne faut attendre que d’une vertu bien rare une faveur si extraordinaire. Mais, du temps que j’avais l’honneur de vous approcher, je m’apercevois que vous saviez toujours distinguer le vrai mérite parmi de certaines choses brillantes qui ne dépendent que de la fortune, et cela me fait espérer que vous ne désapprouverez pas la liberté que je prends de vous écrire. Je pense avoir été le premier qui vous ai donné de bonnes leçons[1]… Je me souviens que je vous instruisais à vous rendre aimable, et que dès-lors vous ne l’étiez que trop pour moi… »

On a voulu voir dans la suite de la lettre une façon détournée de demande en mariage ; c’est infiniment trop dire ; le chevalier badine là-dessus et ne veut que recommander à son ancienne amie un honnête homme qui a besoin de protection. Il faut pourtant avoir bien du contretemps pour aller faire la leçon à Pascal sur la géométrie, et pour avoir l’air (ne fût-ce que cela) de s’offrir pour mari à Mme de Maintenon vers l’année 1680.

Quand l’abbé Nadal publia, en 1700, les Œuvres posthumes du chevalier, les choses étaient devenues autrement manifestes, et l’humble Esther siégeait sous le dais. Il faut voir aussi comme l’honnête éditeur se met en frais au nom du chevalier, et comme celui-ci, pour cette fois, nous apparaît tout d’un coup aux pieds de son écolière. Les rôles sont complètement renversés. Après avoir nommé les personnes les plus considérables qui étaient de l’intimité de M. de Méré, l’abbé Nadal continue en ces termes :

« C’était là toute sa société, si on ose y ajouter encore une personne illustre dont le nom emporte toutes les idées les plus sublimes de l’esprit, de la vertu,

  1. Le chevalier oublie ici un de ses préceptes les plus essentiels, car il a dit : « Un jeune homme, pour apprendre à chanter, à danser, à monter à cheval, à voltiger, ou à faire des armes, peut choisir de ces maîtres qui ne cachent pas leur science, parce que, s’ils excellent dans leur métier, ils s’en peuvent louer hardiment et sans rougir. Il n’en est pas ainsi de cette qualité si rare ; on se doit bien garder de dire qu’on est honnête homme, quand on le seroit du consentement des plus difficiles… On ne trouve que fort peu de ces excellents maîtres d’honnêteté, et l’on n’en voit point qui se vantent de l’être, (Discours de la vraie Honnêteté, Œuvres posthumes).