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une inexpérience assez visible lorsqu’il touche à des noms historiques ou même à des talens contemporains dont les nuances lui échappent, une érudition suspecte, si c’est un défaut dans ce genre de critique libre et agile dont la variété est l’essence, et en même temps une rare justesse de vue à l’aide de laquelle il devine ce qu’il ne sait pas, une fécondité de bon sens qui alimente le feu de l’imagination et de la verve, et ce don singulier d’animer d’un souffle créateur les moindres sujets. Larra effleure toutes les questions littéraires, sachant toujours trouver le point où elles se lient aux questions morales, aimant surtout à les rattacher au développement de la civilisation dans son pays. Plus d’une de ses critiques n’est qu’une énergique et délicate analyse du cœur ou de la société espagnole. Au milieu de ses fragmens sur le théâtre, sur la satire et les satiriques, sur la polémique littéraire, sur les œuvres qui se succèdent, il n’est pas sans intérêt de prendre celui où il soumet à la rigueur de son appréciation un ouvrage renommé en France, qui eut l’immortalité de cent représentations et est déjà passé de mode, — Antony. C’est notre littérature jugée au-delà des Pyrénées par un esprit droit et supérieur. Larra ne méconnaît pas la virilité et l’ardeur du talent dans Antony ; mais il y voit le résumé de tous les instincts anti-sociaux et un véritable chaos moral. Il suit pas à pas, dans toutes ses péripéties, cette lutte furieuse de la passion aveugle et brutale contre la société ; il étudie chacun des personnages, saisissant merveilleusement les vrais mobiles de leur caractère, la frénésie des sens, l’orgueil de l’égoïsme. Sans doute il se peut que l’honneur et la pureté se retrouvent chez une femme qui a faibli, « mais, dit l’auteur, de semblables cas doivent être jugés dans le for intérieur ; qu’ils restent le secret du cœur et de la famille ! Dès que vous érigerez ce cas possible, seulement possible et non ordinaire, en dogme, dès que vous le généraliserez en présentant une femme qui se prévaut de la loi impérieuse de la nature pour couvrir sa faute, vous vous exposerez à ce que toute femme, sans ressentir une passion réelle, sans avoir d’excuse, se croie une Adèle et pense avoir un Antony pour amant. Dès ce moment, la femme la plus vile se trouvera autorisée à secouer les liens sociaux, à rompre les nœuds de la famille, et alors adieu les dernières illusions qui nous restent, adieu l’amour, adieu la résistance, adieu la lutte entre le plaisir et le devoir, adieu la différence entre la femme vertueuse et la femme méprisable, et, ce qui est pire, adieu la société, parce que, si toute femme se croit une Adèle, tout homme se croira un Antony, considérera comme une vexation sociale tout ce qui s’opposera à son brutal appétit. S’il prend goût à une femme, il dira : C’est une passion irrésistible qui est plus forte que moi ! et convaincu d’avance qu’il ne peut la vaincre, il ne la vaincra pas, car il n’en prendra pas les moyens… » Et Antony lui-même, quel est-il aux